COMMENT POUVONS-NOUS ADAPTER NOS CHAÎNES D'APPROVISIONNEMENT MONDIALES PENDANT UNE PANDÉMIE AUX PROPORTIONS JAMAIS CONNUES ?
Ray Saibal | 27 mai 2020
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Au cours des dernières décennies, on nous a fait croire que les produits de première nécessité, tels que les denrées alimentaires et les produits de nettoyage, seraient disponibles à tout moment. La pandémie de COVID-19 a bouleversé ces chaînes d'approvisionnement ainsi que celles d'autres produits de première nécessité, tels que les appareils médicaux (par exemple, les respirateurs) et les équipements de protection individuelle (EPI tels que les masques et les gants). Leur disponibilité est soudainement devenue une question de vie ou de mort.
Les chaînes d'approvisionnement veillent à la fluidité de la production, de l’origine à la destination - les clients - et impliquent un réseau d'organisations éparpillées dans divers endroits. Les fabricants peuvent recevoir des composants de centaines de fournisseurs, tandis qu'un détaillant possédant des dizaines d'entrepôts et des milliers de magasins livre des produits à des millions de clients. La gestion de ce processus complexe, parallèle à la prise en compte de l'évolution constante des besoins des clients, des différentes réglementations et normes en vigueur dans les différents pays, des menaces de risques sociaux, politiques, financiers et/ou sanitaires (par exemple, la Covid-19 ou le krach financier de 2008-2009) et même des catastrophes naturelles (par exemple, le tsunami de 2011 au Japon) exige une expertise considérable en matière de prise de décision.
Les académiques et les professionnels ont déployé beaucoup d'efforts pour gérer les risques et réduire les coûts dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Une initiative de réduction des coûts particulièrement réussie a été le système juste-à-temps (JAT), selon lequel chaque étape de la chaîne ne conserve que le niveau minimum absolu de stocks nécessaires au bon fonctionnement de la chaîne. Grâce à une coopération étroite entre chaque étape, à des algorithmes avancés et à des logiciels de pointe, les systèmes JAT, dans des conditions normales, permettent de réduire considérablement les stocks, ce qui entraîne une baisse des prix pour les clients (et une augmentation des bénéfices pour les entreprises). Ces chaînes d'approvisionnement ont également développé une résilience face à des risques plus probables, mais aux conséquences minimes, tels que les retards de livraison ou une qualité médiocre.
Toutefois, lorsque surgit un cygne noir (des événements rares ayant un impact important) comme la Covid-19, la minimisation des « stocks excédentaires » peut être désastreuse. Dans le contexte de la pandémie, nous avons vu les systèmes de fabrication et de transport s'arrêter pratiquement partout dans le monde, entrainant une réduction critique de l'approvisionnement de nombreux produits de première nécessité et des EPI. Parallèlement, les pays se font concurrence pour s’approvisionner avec ces articles limités et les achats paniques des consommateurs ne font qu'aggraver la situation.
Pour résoudre ces problématiques, le Canada a commencé à explorer de nouvelles options. Des gouvernements provinciaux agissent de façon proactive et prennent des mesures visant à promouvoir le recours aux fournisseurs locaux, et à réaffecter certaines installations industrielles (par exemple, de la fabrication de vêtements à celle de masques). Deuxièmement, le Canada a également décidé d'augmenter le stock d'EPI en prévision de futures situations d'urgence. Les détaillants prennent également des mesures telles que le rationnement (par exemple, 2 articles par personne) et réservent même certains articles pour les consommateurs qui en ont le plus besoin.
Ces actions sont louables, mais elles devraient être menées d'une manière stratégique prenant en compte les conséquences à long terme. À titre d’exemple, étant donné les conditions climatiques du Canada, dans quelle mesure est-il possible de transformer nos chaînes d'approvisionnement alimentaire pour qu’elles deviennent locales ? Y a-t-il une volonté d'investir dans des installations serricoles pour produire des aliments toute l'année ? De même, si nous réaménageons les installations, que se passera-t-il si la pandémie se tasse et que la demande d'articles tels que les masques s’affaiblit ? En ce qui concerne le stockage de grandes quantités d'EPI, cette stratégie semble être efficace en pleine pandémie. Cela étant, remettra-t-on en question cette approche dans quelques années, lorsque le souvenir de la pandémie se dissipera ? Les gens seront-ils prêts à payer plus d'impôts, le cas échéant, pour stocker des EPI ? Quelles autres mesures peuvent prendre les différentes entités de la chaîne d'approvisionnement pour réduire les risques et fournir un service plus sûr et plus pratique aux clients ?
Ces questions se posent parce que nous avons constaté des actions similaires en 2008 et 2011, à la suite de catastrophes majeures, mais les souvenirs se sont vite estompés et le rapport coût-efficacité d'une telle stratégie a commencé à être questionné. Il est essentiel que les gouvernements fédéral et provinciaux collaborent pour les EPI et les futurs vaccins, et élaborent une stratégie d'approvisionnement centralisée qui permette une négociation et une base de données centralisée donnant de la visibilité à l'approvisionnement. Le Conseil de l’approvisionnement lié à la COVID-19 pour les EPI, récemment annoncé, est donc une initiative bien accueillie. De même, les gouvernements devraient collaborer de manière proactive pour que les chaînes d'approvisionnement alimentaire deviennent aussi locales que possible ; étant donné les différentes préférences entre les Canadiens, une localisation à grande échelle pourrait être difficile. D'autre part, les entreprises canadiennes doivent comprendre que cette pandémie est unique, car elle a créé des ravages tant du côté de l'offre que de la demande, et que les deux mettront du temps à se rétablir. Elles doivent investir davantage dans la gestion des risques, dans l’exécution des activités et dans les systèmes d'intégration en vue de se préparer à la prochaine perturbation.
La COVID-19 nous a offert à la fois un défi majeur et une occasion de réévaluer les chaînes d'approvisionnement essentielles. Cela étant, toute action entreprise doit être soigneusement planifiée pour tenir compte des conséquences à long terme. Nous espérons que la nouvelle norme, selon laquelle les consommateurs préféreront des produits plus sûrs et moins sujets aux ruptures d'approvisionnement, pourra donner un élan positif aux chaînes d'approvisionnement local. Espérons que les leçons tirées de cette pandémie ne seront pas oubliées.