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RÉSILIENTS MAIS PAS INVULNÉRABLES

Karine Duhamel | 5 octobre 2020 

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Au cours des derniers mois, mon fil d’actualité sur les réseaux sociaux a été dominé par des images d'amis semblant prendre bien en main cette situation engendrée par la COVID. Cuisiner, faire des rénovations pendant l’été et passer du temps à l'extérieur avec la famille proche ne sont que quelques-uns des avantages décrits sur les réseaux sociaux - tirer le meilleur parti d'une mauvaise situation, disent-ils.

Si beaucoup se réjouissent aujourd'hui d'avoir passé le cap de la « première vague », une deuxième vague de COVID 19 est imminente, et de nombreuses histoires n’ont pas encore été relatées. En tant qu'Autochtone urbain, je peux affirmer avec certitude qu'un autre aspect de la COVID, un aspect plus insidieux, doit être abordé. Alors que la plupart des discussions publiques portent sur les taux d'infection ou les taux de positivité, d'autres aspects de la sécurité humaine et du bien-être sont menacés.

Qu'est-ce que le bien-être ? Qu'est-ce que la santé ? Selon plusieurs points de vue autochtones, le bien-être va au-delà de l'absence de maladies. Ne pas être malade ne signifie pas la même chose qu'être en bonne santé. Nos conceptions du bien-être comprennent les soins à la personne dans son ensemble, basés sur une vision holistique de la santé physique, mentale et spirituelle. Le bien-être est soutenu par le langage, les cérémonies et les enseignements. Dans ce contexte, les aînés, les familles et les communautés sont essentielles à une vie individuelle, communautaire et familiale saine. Le bien-être est accessible dans les structures, les perspectives et les espaces communautaires, qui peuvent parfois être moins accessibles dans un contexte urbain.

En 2016, plus de la moitié des Autochtones de tout le Canada (près de 900 000) vivaient dans des zones urbaines de 30 000 habitants ou plus. Les plus grandes populations autochtones urbaines se trouvent à Winnipeg, Edmonton, Vancouver, Calgary et Toronto. Selon le rapport du gouvernement fédéral, les populations autochtones urbaines sont confrontées à de nombreux défis bien documentés qui ont été exacerbés pendant la pandémie, notamment la pauvreté, l'insécurité alimentaire, l'augmentation de la violence et les conditions de vie dangereuses.

Selon les statistiques tirées de l'Enquête auprès des peuples autochtones (EAPA) menée en 2017 et du recensement de la population de 2016, environ un quart (24 %) des Autochtones vivant en zone urbaine vivent dans la pauvreté, contre 13 % de la population non autochtone. Dans l'ensemble, 30 % des enfants et des jeunes autochtones de moins de 18 ans vivant en zone urbaine vivaient dans la pauvreté, mais ce chiffre grimpait à plus de 50 % pour les familles monoparentales. Bien que ces statistiques dépeignent un sombre tableau, il est également important de noter qu'elles n'incluent pas les Autochtones non recensés vivant en itinérance ou dans des logements temporaires ou collectifs. Cette situation indique qu'un nombre important de personnes non recensées vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Dans le même ordre d'idées, l'insécurité alimentaire, qui survient lorsqu'un ou plusieurs membres d'un ménage n'ont pas accès à une quantité acceptable de nourriture saine et de qualité en raison de contraintes financières, a également été une problématique dans de nombreux ménages autochtones urbains. En 2017, parmi les Autochtones âgés de 18 ans et plus vivant en zone urbaine, 38 % vivaient dans un ménage subissant l’insécurité alimentaire. En 2016, environ la moitié de ces Autochtones de 18 ans et plus vivaient dans des locations, 20 % dans des logements subventionnés et environ 11 % dans des logements nécessitant des réparations importantes. Ces réalités ne sont pas seulement désagréables. Dans certains cas, elles font la différence entre la vie et la mort, entre la sécurité et le danger, ou entre le bien-être et la maladie.

Pendant l'épidémie de COVID-19, les centres d'amitié autochtones du pays ont été inondés de demandes d'aide émises par les populations autochtones urbaines, selon l'Association nationale des centres d'amitié. Avec les nouvelles mesures imposées par la COVID, les travailleurs et les bénévoles ont cuisiné, livré de la nourriture et des médicaments traditionnels, et répondu à un nombre croissant d'appels concernant la violence sexuelle et familiale. L'Association nationale des centres d'amitié a fait une présentation à la commission de la santé de la Chambre des communes en avril 2020. À cette époque, Jocelyn Formsma déclarait que « continuer à effectuer les tâches habituelles, en plus d'être chargé de fournir des services aux membres des communautés autochtones au nom d'organismes non autochtones et de diriger des groupes de travail pour répondre aux besoins des populations autochtones, créait une pression insoutenable sur des ressources déjà maigres ».

Les préoccupations soulevées par Formsma sont tirées de l'expérience vécue par les bénéficiaires des centres d'amitié et d'autres services communautaires. Prenons le cas d'un parent isolé qui compte sur une scolarisation en présentiel pour pouvoir aller travailler, et sur les programmes de petits déjeuners et de déjeuners pour que ses enfants puissent manger, ou le cas de la nouvelle maman qui dépend d'un soutien communautaire pour l'aider à s'occuper de ses soins infirmiers et de son bébé. Pensons également aux aînés qui comptent sur les rassemblements communautaires pour leur bien-être mental et social et pour partager des enseignements importants, ou à la personne qui fuit la violence domestique et qui dépend de la disponibilité des lits dans les refuges pour assurer sa sécurité. Au-delà de ces conséquences tangibles, la réduction ou la suppression des services a également eu un impact négatif sur le sentiment de communauté essentiel à la santé et au bien-être des populations autochtones urbaines. L'impossibilité de rendre visite aux aînés ou de s'en occuper, de participer aux fêtes ou aux cérémonies communautaires, ou d'accéder à d'importants soutiens culturels représente une perte bien plus profonde que les choses qui nous permettent de vivre notre quotidien.

Sur les 305 millions de dollars initialement promis par le gouvernement fédéral dans le cadre du Fonds de soutien aux communautés autochtones pour aider les communautés des Premières nations, des Inuits et des Métis, 15 millions ont été réservés aux organisations fournissant des services aux personnes vivant hors des réserves ou dans les centres urbains. Ce montant a finalement été porté à 90 millions de dollars en mai. À l'échelle nationale, un peu plus de 13 % de l'argent a été alloué aux populations autochtones urbaines, qui représentent pourtant plus de 50 % de la population. La situation est révélatrice des défis insurmontables auxquels les organisations font face.

Bien qu’aucune date limite ou demande n’avait été émise concernant les communautés autochtones des réserves souhaitant accéder à des fonds gouvernementaux, les organisations autochtones en milieu urbain ont dû élaborer une proposition avant le 13 avril, ajoutant une contrainte supplémentaire sur les ressources de première ligne. Le respect des critères de base ne garantissait pas le financement, qui dépendait du montant total des fonds disponibles, du nombre de projets soumis et, éventuellement, de la représentation géographique au sein du pays. Au niveau national, 260 demandes ont été financées sur les plus de 500 reçues. En commentant les réalités propres au Manitoba, la Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc. (MKO) a exprimé de sérieuses préoccupations, soulignant que sur 92 propositions de financement soumises dans la province du Manitoba, seules 9 ont été retenues pour un montant inférieur à 1 million de dollars.

À Winnipeg, où je vis, comme dans d'autres centres urbains, les organisations communautaires ont travaillé d’arrache-pied pour trouver des moyens novateurs d'offrir un soutien et des services pendant cette période, même si elles étaient déjà à bout de souffle. Par exemple, le centre Ma Mawi Wi Chi Itata, qui travaille avec des enfants, des jeunes, des adultes et des personnes âgées vulnérables, a dû annuler d'importants événements communautaires, tels que le bingo gratuit pour les personnes âgées, les soirées familiales et les rassemblements pendant la pleine lune. Il a cependant redoublé d'efforts dans d'autres domaines, en lançant un programme alimentaire d'urgence basé sur la livraison, permettant aux familles d'avoir accès à des paniers, des sacs à lunch, des produits de première nécessité et des fournitures pour bébés, avec l'aide de chauffeurs bénévoles. En 18 jours (du 19 mars au 8 avril), le centre a livré 8 240 kits d'urgence à (i) 1 915 familles avec 4 186 enfants, dont 2 797 en-dessous de 10 ans, (ii) 303 sans-abris, et (iii) 282 personnes âgées. La Thunderbird House, un important espace de rassemblement communautaire, est devenu un site de testage de la COVID-19 en mai après la mise en ligne de sa programmation culturelle. Avant la pandémie, l'espace avait grand besoin de réparations importantes ; sa transformation en site de testage de la COVID-19 a permis à la Thunderbird House d’obtenir de l'argent de diverses agences pour l'aider à mettre l'espace aux normes, notamment le système de gicleurs et le système de sécurité, la plomberie, les portes, l'air conditionné, les fenêtres et l'éclairage. La Bear Clan Patrol, qui aide à maintenir la paix au sein de la communauté en faisant la promotion de la sécurité, de la résolution des conflits et d’une réponse rapide aux situations difficiles, a dû veiller à nourrir plus de 350 personnes par jour, mais a dû suspendre ses patrouilles régulières et son opération de collecte de seringues, qui avait permis de récupérer plus de 80 000 seringues au cours du premier trimestre 2020.

Nous sommes résilients, créatifs et capables. Nous sommes nos propres experts.

Cela étant, notre résilience et notre force ne devraient jamais être une excuse pour accepter ces réalités en l’état. Notre résilience et notre capacité devraient plutôt mettre en avant des solutions et des services dirigés par les Autochtones, la nécessité de revoir les structures de financement bureaucratiques qui entravent la prestation des services, et la nécessité de considérer le bien-être de manière multidimensionnelle et en démontrant ce que ces services apportent, à savoir une bouée de sauvetage pour des services qui profitent non seulement à nous en tant qu'Autochtones, mais aussi aux Canadiens non autochtones dans les espaces que nous partageons.

Lorsque la deuxième vague arrivera, les organisations seront-elles encore sollicitées au maximum de leurs capacités, voire et au-delà ? La COVID nous a montré que nos communautés, et les organisations communautaires, comptent. Elles sont fortes, innovantes et travailleuses. Cela étant, elles sont également en danger, menacées par une nouvelle normalité qui ne reconnaît pas les modes de vie et de bien-être autochtones et qui ne soutient ni ne finance correctement la sauvegarde de notre communauté.

Cet article fut initialement publié dans le Globe and Mail le 28 septembre 2020. 

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