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L’élection de Mark Carney a rassuré nombre de Canadiens face aux menaces de Donald Trump. Mais son projet de créer une économie canadienne fortement intégrée préoccupe les milieux économiques et politiques.

En effet, comment compte-t-il instaurer une seule économie au lieu de treize ?

En tant que spécialiste en économie politique canadienne dirigeant le Centre d’analyse politique : constitution – fédéralisme à l’UQAM, je crois que l’expérience du Brexit au Royaume-Uni est riche d’enseignements pour le Canada à ce moment-ci de son histoire. En effet, le projet de marché intérieur post-Brexit a été réalisé par Londres dans la précipitation et unilatéralement, l’État britannique profitant du contexte pour imposer sa loi aux plus petites nations. Cela se répétera-t-il au Canada?

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Le Brexit, un recul pour les petites nations britanniques

En tant que gouverneur de la Banque d’Angleterre au moment des débats entourant le Brexit, Carney s’est imposé comme un défenseur du maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne (UE). Mais cette alliance politique et économique avec l’UE a été rejetée par les Anglais, alors que les Irlandais et les Écossais y voyaient un avantage indéniable pour leur économie.

Les années qui ont suivi le Brexit ont été difficiles pour le Royaume-Uni et ont mené à des reculs politiques pour les nations écossaise, galloise et irlandaise. Le gouvernement central a pris des initiatives qui ont effacé d’un trait des gains remportés de haute lutte par ces nations.

Ainsi, la Loi britannique sur le marché intérieur (United Kingdom Internal Market Act 2020) adoptée dans l’urgence par Londres sans consultation auprès des premières intéressées, donc sans concertation avec ses partenaires constitutionnels écossais, gallois et irlandais. Sa ratification a entraîné une perte d’autonomie gouvernementale pour ces trois nations.

Le nationalisme canadien

Il y a quarante-cinq ans, au lendemain de l’échec du référendum de mai 1980 au Québec, le gouvernement central se lance dans une vaste opération d’encadrement et de rétrécissement des compétences de cet État membre au sein de la fédération.

L’une des pièces maîtresses de cette offensive est l’enchâssement dans la Constitution de la Charte canadienne des droits et libertés. Cela faisait en sorte de donner à tous les citoyens un seul et même référent, transcendant tous les autres dans la construction d’une identité mononationale au détriment des identités acadienne, autochtones et québécoise.

Puis, Ottawa décide de s’imposer dans le champ des politiques sociales, dont la compétence relève des États membres. Il adopte en 1985 la Loi canadienne sur la santé dont les principes phares sont la gestion publique, l’intégralité, l’universalité, la transférabilité et l’accessibilité aux soins.

C’est la poursuite du projet de construction nationale en s’appuyant sur un élément identitaire fort, soit un accès garanti en matière de santé d’un océan à l’autre, alors que les gouvernements provinciaux, faute de ressources financières suffisantes, ne parviennent pas à répondre aux besoins de la population dans ce domaine névralgique.

Il n’y a qu’à penser aux coupes draconiennes dans les paiements de transfert imposées par le gouvernement Chrétien au cours des mois précédant le référendum de 1995 au Québec. L’impact a été immédiat au Québec avec la fermeture d’hôpitaux et la mise à la retraite de milliers d’infirmières.

C’est toujours dans la foulée de l’échec référendaire de 1995 qu’Ottawa se lance dans l’Union sociale canadienne, une autre initiative de construction nationale qui vise à fixer de nouvelles règles de financement. Le gouvernement central cherche à s’imposer comme seul véritable maître du jeu pendant qu’au Québec les forces politiques avancent en ordre dispersé dans un climat politique incertain et une économie fragilisée.

Le libre-échange mis à mal ouvre la voie au protectionnisme canadien

L’élection de Trump aux États-Unis a mis à mal l’économie canadienne et donné à Mark Carney une carte maîtresse qui a permis au Parti libéral du Canada (PLC) d’obtenir un quatrième mandat consécutif.

Après quatre décennies de politiques économiques fondées sur le libre-échange et la mondialisation, le retour de Trump à la Maison-Blanche marque une rupture dans le libéralisme économique. Cela ramène à l’avant-scène les travaux de la Commission Macdonald, créée par le gouvernement de Pierre Trudeau en 1982, avec au départ un mandat de nature protectionniste.

La Commission a plutôt conclu à l’urgence d’adopter des politiques favorables aux échanges commerciaux avec les États-Unis. Le rapport, publié en 1985, s’alignait désormais sur la position de libre-échange promue par les progressistes-conservateurs de Brian Mulroney portés au pouvoir en septembre 1984.

L’idée était d’ouvrir le marché américain aux Canadiens et de créer les conditions pour l’instauration d’un marché intérieur intégré. Toutefois, tant que les États-Unis se montreraient disposés à commercer sans trop de contraintes, il n’y avait pas urgence de relancer la construction d’une économie orientée est-ouest comme cela avait été imaginé, en 1879, par John A. Macdonald avec sa « politique nationale » ou au moment de la Commission Rowell-Sirois (1937-1940). Les conditions n’étaient toujours pas réunies pour poursuivre ce grand projet d’intégration.

Les choses ont évolué ces derniers mois avec la contestation par Washington de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique et les nouvelles règles d’accès au marché américain en perpétuel changement.

Toutefois, dans le rapport de la Commission Macdonald sur l’union économique et les perspectives de développement, rendu public en 1985, les commissaires affirment ceci :

La nation canadienne n’est dès lors, nullement condamnée à disparaître en raison de ses relations commerciales plus libres et plus sûres avec son voisin du sud. Le libre-échange réduira nos divisions régionales et nous inspirera une confiance accrue. Le sentiment national canadien et notre identité collective comme peuple sont enracinés dans plus d’un siècle d’histoire commune.

Les commissaires soutiennent que tout doit être au marché et minimisent l’impact que peuvent avoir les limites interprovinciales au commerce. Cette position surprend par son laxisme avec le mandat original qui avait été confié par Pierre Trudeau aux commissaires.

Vers un fédéralisme de façade?

Durant la récente campagne électorale et les semaines qui ont suivi, Carney n’a eu de cesse de rappeler l’importance d’ajouter au projet de construction nationale la création d’un marché intérieur intégré, le tout sous l’unique chapeau du gouvernement canadien.

Jusqu’où ira Carney ? Sera-t-il en mesure de forcer les États membres de la fédération à accepter ses conditions et abandonner leurs compétences constitutionnelles au nom de l’intérêt supérieur de la nation canadienne ?

Il est trop tôt pour l’affirmer, mais le premier ministre prépare l’opinion publique à un tel geste en évoquant le sentiment d’une crise politique existentielle. Va-t-il instaurer un marché intérieur appelé à intégrer les économies canadiennes en une seule, quitte à affaiblir les États membres ? Rappelon que Pierre Trudeau l’avait fait en 1982 au moment de rapatrier la Constitution sans l’accord du Québec, de même Chrétien lors de l’adoption du projet d’union sociale.

Ottawa peut s’octroyer toutes les compétences dont il dit avoir besoin, fort de son pouvoir de dépenser qui permet d’intervenir au-delà de ses propres responsabilités constitutionnelles. Depuis l’enchâssement de la Charte canadienne, qui tient peu compte du caractère multinational de la fédération, Ottawa se présente comme le protecteur de tous les citoyens, comme on a pu le voir lors de la crise de la Covid-19.

Le principal défi pour les États membres est moins d’empêcher Ottawa d’agir, puisque le contexte leur est défavorable, mais de s’assurer d’avoir leur mot à dire et d’être considérés comme de véritables partenaires.

C’est collectivement que ceux-ci pourront défendre l’intérêt de leur communauté politique et faire en sorte que le fédéralisme canadien n’en soit pas qu’un de façade.

The Conversation

Alain-G. Gagnon, Professeur titulaire, politique québécoise et canadienne, Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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