LES PRISONS CANADIENNES EN PÉRIODE DE COVID-19 : RECOMMANDATIONS PENDANT LA PANDÉMIE ET AU-DELÀ
Rosemary Ricciardelli et Sandra Bucerius | 23 juin 2020
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Prof. Rosemary Ricciardelli est professeure de sociologie et de criminologie à la Memorial University of Newfoundland. Élue au sein de la Société royale du Canada, ses recherches portent sur l'évolution des connaissances dans le domaine du genre, des vulnérabilités, des risques et des expériences au sein du système de justice pénale. Elle étudie actuellement les expériences professionnelles des agents des services correctionnels, en tenant compte des risques psychologiques, physiques et sociaux inhérents à cette profession.
Prof. Sandra M. Bucerius est professeure agrégée de sociologie et de criminologie au sein du département de sociologie et directrice du projet pénitentiaire de la University of Alberta (@theUAPP). Elle effectue des recherches qualitatives et ethnographiques approfondies pour révéler les subtilités de milieux difficiles d'accès et de compréhension : prisons, organisations policières, communautés marginalisées de la rue et de nouveaux arrivants.
La pandémie de COVID-19 engendre des défis et des risques particuliers pour les personnes qui travaillent et celles qui vivent dans les prisons provinciales et fédérales du Canada. Tout comme les résidences pour personnes âgées, les CHSLD et les établissements de soins de longue durée, les prisons sont des espaces clos où sont limitées les possibilités de distanciation sociale visant à contenir la propagation de la COVID-19. En date du 17 juin 2020, 360 prisonniers ont été testés positifs à la COVID-19 dans les institutions fédérales à travers le pays, et le Syndicat des Agents Correctionnels du Canada (UCCO-SACC-CSN) a confirmé qu'à la même date, 98 agents fédéraux étaient infectés.
Avant la COVID-19, les établissements correctionnels du Canada hébergeaient en moyenne environ 40 000 adultes par jour, ce qui représente un taux d'incarcération national de 139/100 000 personnes. Selon la durée de leur peine, les individus sont détenus dans l'un des treize systèmes correctionnels du Canada (à savoir, un système fédéral et douze systèmes provinciaux/territoriaux) : 1) le système fédéral connu sous le nom de Service correctionnel Canada (SCC), ou 2) les systèmes provinciaux/territoriaux qui sont chacun régis par leur propre service correctionnel provincial/territorial. Le SCC accueille les personnes reconnues coupables d'un crime et condamnées à deux ans ou plus d’emprisonnement dans l'une de la cinquantaine de prisons fédérales du pays. Ces prisonniers représentent un pourcentage relativement faible (2,3 %) des personnes condamnées à une peine pénitentiaire au Canada.
Les systèmes correctionnels provinciaux et territoriaux accueillent la majorité des prisonniers au Canada. Il existe 177 établissements de ce type répartis dans tout le Canada, accueillant environ 25 000 détenus. Bien que la structure physique des établissements provinciaux/territoriaux varie, deux principaux types de prisonniers résident dans ces établissements. Il y a d'abord ceux qui ont été condamnés à une peine d'emprisonnement de deux ans moins un jour et qui, comme les détenus dans le système fédéral, relèvent de différentes catégories de sécurité allant du minimum (par exemple, détenus dans des établissements sans paramètre de sécurité) au maximum (par exemple, détenus dans des établissements avec un paramètre de sécurité très élevé). Viennent ensuite les personnes en détention provisoire qui constituent souvent la majorité des populations carcérales provinciales et territoriales. Les établissements provinciaux et territoriaux servent principalement de centres de détention provisoire, également appelés centres correctionnels, et fonctionnent comme des établissements de sécurité maximale. La plupart des personnes en détention provisoire sont légalement présumées innocentes et sont détenues en prison en attendant leur procès, plutôt que dans la communauté, parce qu'elles sont incapables d'obtenir une mise en liberté sous caution – car elles pourraient prendre la fuite, constituent une menace pour le public ou ne satisfont pas aux conditions de base de la mise en liberté sous caution (par exemple, défaut de caution). Les rapports indiquent qu'un nombre croissant de personnes sont placées en détention préventive plutôt qu'en liberté sous caution ; cela concerne non seulement les personnes accusées de crimes graves et violents, mais aussi souvent celles qui sont arrêtées pour des infractions relativement mineures, telles que des infractions contre des biens ou la conduite avec facultés affaiblies. En fonction de leur condamnation, les prisonniers en détention provisoire peuvent être transférés dans un établissement fédéral ou un établissement provincial/territorial, être crédités et libérés pour le temps qu’ils ont déjà purgé en prison, ou être libérés après avoir été déclarés non coupables (ou dans les cas de retrait ou de suspension des accusations).
Les prisons sont toutes des espaces clos et partagés, rendant la distanciation sociale entre les prisonniers, entre le personnel et les prisonniers, et entre le personnel, particulièrement difficile, voire impossible. Dans la plupart des établissements pénitentiaires, un grand nombre de personnes partagent des espaces de vie et effectuent des activités quotidiennes - dormir, manger, se doucher, utiliser les toilettes et faire de l'exercice - à proximité d'innombrables autres personnes. Dans ce contexte, les personnes qui vivent et travaillent dans les établissements pénitentiaires sont vulnérables aux conséquences de la vie en espace confiné, y compris l'exposition potentielle à des maladies - illustrée de manière particulièrement dramatique à l'époque de la COVID-19.
Comme pour ceux qui gèrent d'autres établissements de vie en groupe, les préoccupations relatives à la contagion posent de sérieux défis et engendrent la prise de décisions déchirantes de la part des administrateurs des services correctionnels fédéraux et provinciaux/territoriaux de tout le pays chargés de gérer la crise. Naturellement, la COVID-19 ne fait pas de distinction entre les détenus et les fournisseurs de services essentiels (c'est-à-dire le personnel). En tant que travailleurs de première ligne, les agents et le personnel sont confrontés à un défi permanent et sans précédent : atténuer la propagation de la COVID-19 tout en maintenant la sécurité et la bonne santé afin de garantir les soins, la garde et le contrôle des prisonniers, puis retourner chez soi sans infecter les proches et amis (et en veillant à ne pas introduire la COVID-19 dans l'établissement lorsqu'ils reviennent prendre leur service). Dans de nombreuses institutions, les mesures de confinement, mises en œuvre pour lutter contre la propagation de la COVID-19, entrainent le maintien des détenus dans leur cellule, parfois avec d'autres prisonniers (généralement pendant 22 ou 23 heures par jour avec la double occupation des cellules) et l’incapacité de pratiquer la distanciation sociale. Les prisonniers sont en outre isolés car toutes les juridictions n'ont pas eu d'autre choix que de suspendre les visites en personne au niveau fédéral et provincial/territorial afin de limiter les possibilités d'entrée du virus dans les établissements. Parallèlement à la suspension des programmes (par exemple, la scolarisation) au sein de la communauté, les programmes institutionnels pour les prisonniers ont été largement suspendus dans de nombreux établissements correctionnels afin d’éviter que du personnel extérieur ait besoin d'entrer dans les établissements et de maximiser la distanciation sociale entre les prisonniers.
Bien que la propagation de la COVID-19 ait été contenue dans la plupart des prisons canadiennes (certaines institutions ayant connu des épidémies inquiétantes, comme la Mission Institution en Colombie-Britannique et le Centre fédéral de formation – unité à multi-niveaux au Québec), nous n’insinuons pas que la peur de la contagion se soit dissipée pour le personnel, les prisonniers et ceux qui prennent soin de ces personnes. Alors que le Canada se prépare à une potentielle deuxième vague de COVID-19, le SCC et les gouvernements provinciaux/territoriaux doivent continuer à mener des efforts de décarcération structurés et éclairés (c'est-à-dire des efforts visant à réduire le nombre de détenus dans les prisons canadiennes). Bien qu'il ne s'agisse sans doute pas d'une simple entreprise, de telles actions seraient conformes aux recommandations formulées par les Nations unies et par un groupe de travail du Conseil de coopération pénologique (PC-CP) du Conseil de l'Europe (qui a publié une « déclaration relative au COVID-19 » en avril 2020).
Toutefois, la forme que prendra la décarcération doit être adaptée aux circonstances, à la situation et aux besoins du prisonnier, notamment en ce qui concerne la sécurité et celle des autres membres de la communauté. Aujourd'hui plus que jamais, les administrateurs des établissements pénitentiaires sont confrontés à la délicate tâche de trouver un équilibre entre les droits, la santé, le bien-être des personnes incarcérées et les objectifs de sécurité publique. Au Canada, cela est particulièrement vrai dans le contexte fédéral, où les personnes purgent des peines pour des infractions plus graves et dont les dates d'admissibilité à la libération sont assez éloignées. Cependant, la décarcération est particulièrement essentielle et applicable dans le système de détention provisoire, qui détient de nombreux prisonniers ayant enfreint les conditions (par exemple, être en retard en revenant de la permission, ne pas appeler d'une ligne fixe), n’ayant pas pu honorer les amendes impayées, ou qui ne seront probablement pas condamnés. La tendance à la généralisation de la détention provisoire au Canada a fait l'objet de vives critiques ces dernières années. Les chercheurs et les partisans ont souligné que la sécurité publique n'en avait pas bénéficié. Il serait peut-être même temps de se demander si tous les prisonniers en détention provisoire devraient nécessairement être maintenus en prison. À titre d’exemple, les personnes devraient-elles être incarcérées pour des infractions non violentes, des violations des conditions de libération ou le non-paiement d’amendes ? Les prisonniers en détention préventive qui ne représentent pas une menace pour la société ne pourraient-ils pas être libérés immédiatement et en toute sécurité en attendant une deuxième vague de COVID-19 ?
En ce qui concerne les détenus condamnés à des peines fédérales et provinciales/territoriales, il pourrait être nécessaire de reconsidérer la durée des peines, ainsi que les possibilités de libération pour les détenus dont la date d'admissibilité à la libération conditionnelle est proche (c'est-à-dire après avoir purgé un tiers d'une peine de prison fédérale) ou, alternativement, la date d'admissibilité à la libération d'office (c'est-à-dire après avoir purgé deux tiers d'une peine fédérale). En outre, pour tous les détenus, plusieurs réalités doivent guider la réflexion sur leur décarcération, notamment leur comportement et leur dossier institutionnel depuis le délit (c'est-à-dire, est-ce que cette personne est la même que celle qui a commis un crime 10, 15 ou même 20 ans auparavant ?), la gravité du délit et la possibilité de récidive, ainsi que le niveau de sécurité qui leur a été attribué au sein du système. Avant de libérer les prisonniers, il est également important de mettre en place un plan de réinsertion réaliste et complet tenant compte des possibilités pour le prisonnier d’obtenir un hébergement sécuritaire une fois libéré, à la fois en termes de propagation potentielle de la COVID-19, pour sa propre sécurité personnelle et sa réintégration réussie au sein de la communauté. Compte tenu des mesures de sécurité personnelle, les prisonniers devraient également avoir la possibilité de choisir s'ils veulent ou non être libérés de prison. Il ne faut pas supposer que tous les prisonniers souhaitent être libérés pendant la COVID-19 car certains peuvent se sentir davantage protégés de la contagion à l'intérieur d'un établissement, en particulier s'ils sont susceptibles d’être vulnérables d’un point de vue sanitaire et social à l'extérieur. Pour faciliter la décarcération des foyers de transition, les gouvernements doivent également examiner d'un œil critique les cas individuels des personnes vivant dans ces établissements et qui pourraient être prêtes pour une réinsertion complète et réussie au sein de la communauté (c'est-à-dire quitter le foyer de transition). De telles pratiques permettraient de libérer plus d'espace dans les foyers de transition pour les personnes sortant de prison.
Outre les efforts de décarcération, les administrations pénitentiaires doivent informer le personnel, les détenus et leurs proches des protocoles de gestion de la COVID-19, y compris des politiques visant à isoler correctement le personnel et les détenus exposés, ainsi que des protocoles de prévention de l'exposition à la COVID-19 dans les prisons. Le partage d'informations avec les familles des prisonniers (et le personnel) est particulièrement précieux étant donné que la pandémie actuelle, associée à des politiques et des pratiques drastiques (bien que nécessaires) dans les prisons et par rapport aux visites, a engendré chez les familles un stress et une anxiété accrus concernant la santé et le bien-être de leurs proches incarcérés. Dans cette optique, étant donné la possibilité d'une deuxième vague, nous suggérons fortement que les prisonniers aient davantage accès aux visites virtuelles et aux appels téléphoniques gratuits. Nous suggérons que les visites virtuelles et les appels téléphoniques gratuits mis à disposition dans le cadre de la COVID-19 soient considérés comme une voie à suivre pour les pratiques carcérales en général, étant donné que les familles de nombreux prisonniers vivent loin des institutions, ce qui rend les visites régulières difficiles, et que les recherches ont démontré que le contact régulier avec les proches était un élément crucial pour une réinsertion réussie.
En conclusion, nombre de nos suggestions pour gérer la crise actuelle de la COVID-19 sont potentiellement précieuses dans le cadre d’une réflexion sur notre approche de l'incarcération de manière plus générale. Les peines sont-elles appropriées ? Toutes les personnes détenues devraient-elles être en prison ? Certaines des personnes incarcérées peuvent-elles être réintégrées en toute sécurité au sein de la communauté, en particulier lorsqu'elles ont fait preuve d'un bon comportement dans l'établissement pendant un certain temps et qu'elles présentent un risque minimal de récidive ? Existe-t-il un moyen d'éviter la surpopulation carcérale de manière plus générale ? Pouvons-nous faire davantage pour promouvoir le lien familial des détenus, notamment en offrant des appels téléphoniques gratuits et en mettant en place des appels vidéo ? Nous invitons urgemment les gouvernements et les décideurs politiques à se pencher sur ces questions et à évaluer les possibilités de décarcération et les alternatives à l'emprisonnement en connaissance de cause et de manière structurée pour les prisonniers qui peuvent vivre en toute sécurité au sein de la communauté.
Cet article fut initialement publié dans le Globe and Mail du 23 juin 2020.