UNE SIMPLE REPRISE CONSTITUERAIT UN ÉCHEC : UNE VRAIE RÉSILIENCE SE TRADUIRAIT, UNE FOIS LA PANDÉMIE TERMINÉE, PAR UN SYSTÈME RENFORCÉ
Michael Ungar | 18 juin 2020
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Michael Ungar est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la résilience de l’enfant, de la famille et de la communauté à la Dalhousie University, et membre de la Société royale du Canada.
Drayton Valley, à une heure de route à l’ouest d’Edmonton, repose sur des gisements de pétrole qui ont transformé une petite communauté reculée de fermiers et de bûcherons en une municipalité constellée de camionnettes rutilantes, et de nouvelles maisons aux garages nantis de véhicules récréatifs et des quatre-roues. Une étude que j’ai dirigée, pour laquelle mon équipe avait suivi pendant cinq ans 500 jeunes gens et adultes de Drayton Valley, avait montré qu’au cours des dernières périodes de boom économique, les gens travaillaient de très longues heures, mais leurs familles demeuraient constamment stressées, malgré les gains financiers importants réalisés. Un ou les deux parents étaient occupés hors de la maison, ce qui impliquait que leur vie de couple et leurs enfants ne recevaient pas toujours l’attention qu’ils méritaient. Pourtant, l’industrie pétrolière et gazeuse était quand même considérée comme un cadeau du ciel, même si elle avait amené avec elle des milliers de travailleurs temporaires, ainsi que des magasins d’alcool qui, comme le disaient certains, se faisaient plus nombreux que les lieux de culte. Les périodes de ralentissement économique, elles, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’étaient pas nécessairement désagréables. Les participants à notre étude nous ont dit qu’ils pouvaient, lors de ces épisodes, passer plus de temps en famille. Les femmes, en particulier, trouvaient qu’elles étaient traitées plus équitablement, parce que leur travail à l’extérieur de la maison était plus mieux considéré et jugé plus nécessaire qu’en temps de croissance économique.
Bien que la résilience de cette petite localité de 7 000 habitants soit toujours sur le point de s’effondrer, Drayton Valley a peut-être des choses à nous apprendre, comme pays, sur la résilience post-pandémie. Une simple reprise constituerait un échec si elle ne nous ramenait qu’à notre ancien état normal, au lieu de nous pousser à nous transformer. Pour la première fois depuis des années, Drayton Valley réfléchit sérieusement à la possibilité d’une diversification tous azimuts de son économie, et les nouvelles idées qui fusent, un nouveau centre éducatif, la culture du chanvre ou des villages de retraite, par exemple, incitent les jeunes comme les plus vieux à envisager un mode de vie qui ne serait pas sans rappeler l’époque où les habitants s’épaulaient pour bâtir une nouvelle grange ou se fréquentaient à la salle paroissiale locale. Les résidents commencent à comprendre que pour sortir plus forts de la crise, ils doivent en sortir changés.
En tant que chercheur spécialisé dans la résilience, je frémis lorsque j’entends le mot « reprise ». Il s’agit pour moi de la forme la moins souhaitable de la résilience. Paradoxalement, ce mot nous dit qu’un précédent mode de fonctionnement, qu’il ait été bon ou non pour nous, est si enraciné, que les individus et le système est incapable d’évoluer.
Chaque progrès humain important a été le résultat d’une perturbation naturelle, sociale ou économique majeure. Bien que douloureuse, une crise non souhaitée, comme une pandémie, représente aussi une opportunité. À titre d'exemple, une étude réalisée sur la ville de Slave Lake, en Alberta, a montré qu’après les feux de forêt qui avaient détruit plus du tiers de ses habitations en 2011, de nombreux résidents ont remis en question leurs valeurs et leurs habitudes et ont commencé à compter davantage sur la famille et à poursuivre de nouveaux objectifs de vie. D’une façon très différente, la fermeture annoncée par le gouvernement fédéral dans son budget du 27 avril 1989 de la base aérienne militaire de Summerside, à l’Île-du-Prince-Édouard, avait causé tout un émoi. Le désastre prévu allait coûter 1 200 emplois, entraîner une décroissance économique de 4 % sur l’île et toucher plus du tiers des familles de la collectivité, que plusieurs allaient devoir quitter. Ce désastre, cependant, a motivé les gens à tirer profit de l’infrastructure léguée par le gouvernement fédéral à la localité et à ses entrepreneurs privés pour créer un parc aéronautique. Ce parc ne dépend plus d’un unique employeur, mais il fournit pourtant du travail à un millier de personnes. Le retour à un mode de fonctionnement antérieur ne serait peut-être pas aussi souhaitable que l’on pourrait s’imaginer.
Si nous retrouvons les vieilles habitudes qui nous caractérisaient avant la pandémie, comme celles de parcourir de longs trajets sur la route entre la maison et le travail cinq jours par semaine, de toujours manger à l'extérieur au lieu de cuisiner (il y a eu une pénurie de levure et de farine pendant des semaines durant la pandémie) ou de passer plus de temps auprès de nos téléphones que de nos enfants, nous vivrons peut-être une reprise, mais nous serons redevenus aussi vulnérables que nous l’étions précédemment.
Il existe une vieille expression qui décrit la paralysie économique qui frappe les collectivités, comme Drayton Valley, qui dépendent trop d’une ressource unique comme le pétrole et le gaz. On dit d’elles qu’elles ont la « malédiction des ressources », une expression qui pourrait sembler, pour les résidents de Drayton Valley, une façon un peu trop pessimiste de dépeindre les progrès qu’ils ont faits au cours du dernier siècle. Paradoxalement, toutefois, les systèmes qui sont trop solides ne sont pas bons à long terme pour nous. Qu’il s’agisse de notre façon de voir les choses ou de nos conceptions politiques endurcies, notre réussite se transforme trop souvent en une incapacité à évoluer. Ce phénomène s’observe partout autour de nous. L’éradication presque totale des maladies infantiles comme la polio ou la rougeole nous a rendus nonchalants au regard de la vaccination de nos enfants. Une essence peu chère a ralenti notre investissement dans les technologies vertes.
Tous les malheurs causés par la pandémie se transformeront en une belle occasion manquée si nous ne changeons pas le système qui nous a fragilisés en premier lieu. Les congés de maladie payés seraient un bon début. Tout comme le revenu garanti, des soins de longue durée de qualité pour les personnes âgées, fournis par un personnel bien rémunéré et bien formé, des investissements plus importants dans le système de santé publique, l’autosuffisance du pays sur le plan des équipements médicaux essentiels, une chaîne de production et de distribution alimentaire sûre, qui pourrait s’adapter à l’évolution de la demande, un soutien accordé par les entreprises au travail à la maison, lorsque possible, des universités virtuelles et une économie plus verte. Nous ne serons plus forts qu’auparavant que si ces nouveaux modes de fonctionnement deviennent la norme.