DES CHOIX IMPOSSIBLES : SERVIR LES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCE PENDANT LA PANDÉMIE DE LA COVID-19
Nadine Wathen | 3 juin 2020
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« Foyer », « sécurité », « essentiel ». Voilà des mots que nous avons souvent entendus au cours des huit dernières semaines, au plus fort de la pandémie de la COVID-19. Mais nous avons aussi entendu que la pandémie a mis en évidence des iniquités et des injustices qui ont été permises, voire encouragées, pendant les 40 dernières années. À plusieurs égards, l’heure des comptes a sonné et une occasion s’offre à nous de changer les choses.
Dans nos travaux sur l’équité sociale et en santé, nous avons examiné non seulement les groupes vulnérables, dont les femmes victimes de violence, mais aussi les organismes vulnérables, y compris ceux qui aident ces femmes. Ce bref essai explore comment les iniquités, en particulier pendant la pandémie de la COVID-19, frappent à la fois les femmes vivant des relations de violence et les organismes de première ligne qui s’efforcent de les protéger.
Au Canada, une femme est tuée par un partenaire ou un ex-partenaire approximativement une fois chaque semaine et une femme ou une jeune fille est tuée tous les 2,5 jours. Ces chiffres ne diminuaient pas avant la pandémie et les premières nouvelles relayées par les médias du pays et étrangers, notamment concernant la tuerie en Nouvelle-Écosse, mais aussi les féminicides commis en Alberta, en Ontario et en Nouvelle-Écosse, indiqueraient que la situation continue de se détériorer. Au Royaume-Uni, le taux de féminicide a plus que doublé au cours des quatre premières semaines du confinement. Un récent rapport du Fonds pour la population des Nations Unies prévoit que le taux de violence conjugale (VC), alimenté par la pandémie, augmentera de 20 % à l’échelle mondiale, se qui se traduira par 15 millions de nouveaux cas si le confinement dure trois mois, et jusqu’à 61 millions de cas si les mesures se poursuivent pendant toute une année. Il s’agit là de cas qui viennent s’ajouter aux statistiques de violence conjugale déjà très élevés; au Canada, approximativement un tiers des femmes ont indiqué avoir été victimes de VC. En fait, certains comparent la violence conjugale à une maladie en elle-même. Des énoncés comme [traduction libre] « la violence conjugale semble se propager comme une infection opportuniste, dont la propagation est favorisée par les conditions créées par la pandémie » et « une pandémie qui s’ajoute à une pandémie », apparaissent maintenant fréquemment dans les reportages des médias. Aujourd’hui, les femmes doivent penser à différents types de « sécurité » et tenter de se protéger à la fois contre la violence et la COVID-19. C’est beaucoup leur demander, considérant les facteurs de sécurité complexes avec lesquelles elles devaient déjà composer.
Alors que les taux de criminalité sont globalement moins élevés pendant que les gens demeurent au foyer, un surintendant de la GRC a indiqué dans un récent reportage être préoccupé par la diminution du nombre de signalements de violence conjugale et sexuelle. En réalité, les chiffres sont trompeurs. Certains services de protection des femmes indiquent que l’augmentation du nombre des appels qu’ils reçoivent atteindrait dans certains cas 50 %, tandis que d’autres évoquent un silence troublant en parlant de la diminution du nombre d’appels qu’ils reçoivent, craignant que certaines femmes soient incapables d’appeler à l'aide du fait de la présence constante d’un conjoint violent.
Sur le terrain, les services qui soutiennent les femmes victimes de violence – refuges, centres d’accueil, sensibilisation – sont éprouvés sur plusieurs plans. C’est avec consternation que nous avons constaté que le gouvernement de l’Ontario avait attendu jusqu’au mois d’avril pour considérer comme « essentiels » les services de protection des femmes contre la violence, alors qu’on rapportait une augmentation du nombre de cas de violence, mais aussi une aggravation des cas, allant même jusqu’à la mort. Voici une partie d’une liste de facteurs de stress systémiques et individuels qui contribuent à la violence au foyer et à la rupture abrupte qui s’est créée entre les moyens de protection offerts et les femmes et les enfants à qui ils sont destinés.
- L’interruption des services, y compris des services de santé sexuelle et reproductive pour les survivantes et survivants d'agressions sexuelles, et de l’accès à des réseaux de soutien officiels et informels.
- Le manque de disponibilité croissant des refuges en raison de la restriction des services et de la crise du logement qui se poursuit.
- La proximité accrue de l’agresseur et le manque de répit ou de possibilités d’échapper.
- L’augmentation rapide des pressions financières et matérielles attribuable aux pertes d’emploi et au sous-emploi.
- Le fardeau accru de la garde des enfants et des autres tâches ménagères qui est imposé majoritairement aux femmes.
- Les nouvelles façons pour les agresseurs d’exercer leur domination, y compris la menace de chasser les victimes du foyer, de les exposer à la maladie, de leur refuser l’accès à des provisions et de répandre des faussetés sur elles.
Les services doivent maintenant composer avec les risques que pose le coronavirus pour la santé des femmes et de leurs enfants qu’ils desservent, mais aussi de leur personnel et bénévoles. Ils doivent mettre en œuvre de nouveaux protocoles de distanciation sociale, étant bien conscients, toutefois, des répercussions que cela aura sur les femmes, leurs enfants et sur le personnel, dans un contexte de travail axé sur la compassion et la grande proximité. Une interaction par texto remplace-t-elle une visite en personne? Qu’est-ce qui arrive lorsque les tribunaux de la famille ferment et que les femmes sont incapables d’obtenir des ordonnances restrictives. Les questions demeurent nombreuses et variées.
Ce qui se passe sur le terrain
Les services de lutte contre la VFF ont été pris de cours lorsque les mesures de confinement ont été annoncées. Tous les refuges et les services d’assistance ont été désorganisés et les nouveaux protocoles ont eu des répercussions importantes sur le travail de terrain du personnel. Certains membres du personnel ne peuvent travailler à cause de leur état de santé, du manque de services de garde ou de la santé de leurs proches. Ceux qui travaillent se demandent comment fournir des soins éclairés aux victimes de traumatisme et de violence, dans un environnement où la distanciation sociale et la désinfection des mains sont les mesures prioritaires à suivre lors des contacts entre personnes.
Initialement, les responsables ont pris des décisions rapidement, en consultant peu le personnel – cela a perturbé les relations et piqué au vif nos racines féministes. Voici des questions que nous continuons de nous poser en tant qu’organisation :
Comment un organisme de lutte contre la violence faite aux femmes (VFF) peut-il fournir des soins lorsque les interactions en personne sont interdites par des mesures imposées qui ne reflètent pas nos valeurs?
Comment les services de lutte contre la VFF cadrent-ils dans le plan communautaire? Les lacunes dans les services offerts aux femmes sont plus manifestes maintenant que jamais et nous avons élaboré de nouveaux programmes et forgé des partenariats pendant cette période pour combler certaines d’entre elles.
Quelle est la situation après la crise initiale?
Lorsque les restrictions commenceront à être levées, nous prendrons véritablement conscience de ce qu’on vécu les personnes victimes de violence et nous devrons être prêts à affronter cette crise. La vie des femmes et de leurs familles dépend de la priorité qui est accordée par les gouvernements et les collectivités à leur sécurité.
Shelley Yeo – Directrice générale adjointe, Anova London
Les décisions que nous prenons actuellement auront d’importantes conséquences. Déjà, les services aux femmes ont dû démontrer qu’ils étaient effectivement « essentiels », tout en s’efforçant d’adapter leurs procédures pour tenir compte des divers besoins de sécurité des clients, du personnel et des bénévoles, le tout dans un contexte de diminution majeure des dons. En même temps, le principal obstacle qui se pose aux femmes qui veulent quitter la violence – le manque d’accès à un logement sécuritaire et abordable – ne se résoudra probablement pas sous peu. Tous les ordres de gouvernement et les institutions locales, y compris les universités, sont intervenus pour fournir un hébergement d’urgence aux personnes vivant sur la rue ou à proximité et à celles qui quittent leur foyer à la recherche d’une plus grande sécurité; toutefois, ce ne sont là que des mesures provisoires et il faudra rapidement mettre sur pied une stratégie nationale du logement et la financer adéquatement. De même, les soutiens financiers ponctuels en temps de crise ont un effet limité – qu’adviendra-t-il lorsque ces fonds seront épuisés?
Comme l’argent se fera de plus en plus rare dans un avenir pas trop éloigné, comment aiderons-nous les services de lutte contre la violence faite aux femmes à mettre en place les structures et les ressources qu’il leur faut pour résister aux nouvelles crises qu’engendreront les changements climatiques, les futures pandémies et l’iniquité et la dislocation sociale grandissantes. L’attention actuellement portée à cette question représente une belle occasion de créer des alliances avec les personnes qui ne sont peut-être pas beaucoup occupés précédemment de la violence sexiste ou qui la considérait comme un problème privé pour lequel aucune solution politique ne convenait. Nous avons tous un rôle à jouer et le premier pas que nous devons faire – comme les défenseurs des droits des femmes le répètent depuis cinq décennies – c'est de reconnaître qu’il s'agit bien d’un problème collectif qui nécessite une action collective.