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LE VOYAGE VERS LE LANGAGE ET L'ALPHABÉTISATION COMMENCE DÈS LE BERCEAU

Suzanne Curtin et Janet F. Werker | 8 octobre 2020

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Suzanne Curtin est professeure en études de l'enfance et de la jeunesse et doyenne des études supérieures à la Brock University.

Janet Werker est professeure Killam au sein du département de psychologie et codirectrice des sciences du langage à la University of British Columbia

En raison de la pandémie actuelle, de nombreuses personnes passent plus de temps à la maison, plus de temps sur Internet et doivent concilier leur vie professionnelle et leur vie privée. Dans un foyer composés de soignants très occupés et d’enfants, il peut être encore plus difficile de s'occuper d'un nourrisson à la maison. Les inquiétudes des parents quant à la nécessité de donner le meilleur à leurs très jeunes enfants peuvent être exacerbées. Le temps et l'attention sont partagés, mais les nourrissons sont remarquablement bien adaptés - même dans notre vie familiale qui change radicalement - pour commencer leur voyage vers l'apprentissage du langage et de l'alphabétisation.

Bien que les nourrissons naissent avec la capacité d’acquérir le langage, l'acquisition se fait par les interactions sociales avec les personnes qui prennent soin d’eux. Ces interactions permettent à l'enfant d'apprendre non seulement les mots et la structure de son langage, mais aussi la manière de devenir un partenaire de communication. Les discours qu'ils entendent, et en particulier lorsque les personnes qui s'occupent d'eux nomment et/ou parlent d'objets et d'événements qui les intéressent, favorisent l'acquisition du vocabulaire chez l'enfant ainsi que la compréhension et l'utilisation du langage. Les livres d'histoires et les jeux sont également essentiels dans la mise en place des fondements du langage et de la connaissance du monde. En effet, le rapport PISA 2015 de l'OCDE indique que la lecture de livres d'histoires pendant les années préscolaires est associée à la compréhension du langage, même à l'adolescence (OCDE, 2015). Il ne s'agit pas seulement de ce que nous disons, mais aussi de la façon dont nous parlons et de l'honnêteté avec laquelle nous exprimons nos propres sentiments et restons ouverts à ceux de nos enfants. Ces éléments permettent à un enfant de comprendre son propre état émotionnel ainsi que celui d'une autre personne, et d'être finalement capable de parler de ces deux états. Ces comportements et interactions favorisent non seulement le langage, mais aussi tous les aspects du développement, et contribuent au développement de l'enfant vers un être social confiant et compétent. 

Le monde entourant un nouveau-né est rempli de toutes sortes d'images et de sons. Pourtant, dès sa naissance, un nouveau-né est attiré par les autres êtres sociaux et est particulièrement attentif aux visages (voir Farroni et al., 2005) et aux voix humaines. Un nouveau-né modifie son schéma de succion pour écouter la parole (Vouloumanos & Werker, 2007), et son cerveau réagit différemment à la parole par rapport à d'autres types de sons (Peña et al., 2003 ; May et al., 2017). Étonnamment, ils peuvent même distinguer un son d'un autre son très similaire mais différent (par exemple b et d), et peuvent même le faire pour des sons qui ne sont pas émis dans leur langue maternelle (voir Werker & Curtin, 2005, pour une analyse). De façon surprenante, les nouveau-nés marquent une préférence pour la voix de leur mère (DeCasper & Fifer, 1980), pour la langue maternelle (Moon, Cooper & Fifer, 1993 ; Byers-Heinlein, Burns & Werker, 2010), et même pour les histoires et les chansons lues ou chantées par leur mère (DeCasper & Spence, 1986 ; Cooper & Aslin, 1989). Ainsi, par la biologie et l’expérience précoce, tous les éléments de base sont mis en place très tôt dans la vie pour l'apprentissage du langage (Werker & Curtin, 2005 ; Reh & Werker, 2020). À son tour, l'apprentissage du langage favorise l'apprentissage de la lecture (voir Wolf, 2007), mais c'est la richesse de ces expériences interactives avec la (ou les) langue(s) maternelle(s) qui permet un voyage réussi. 

L'une des étapes consiste à apprendre les mots. Lorsque nous pensons aux mots, nous pensons généralement à leur signification. Bien que cela soit essentiel, un mot est plus qu'une simple signification, il est composé de sons, et un changement de son modifie considérablement la signification d'un mot. Par exemple, si vous changez le premier son de bed (lit) par un d, vous obtenez une signification différente (dead – mort), une chose avec laquelle il n’est certainement pas souhaitable de confondre. Si les nouveau-nés peuvent faire la différence entre des sons très similaires, ils améliorent leur capacité à distinguer les sons de leur langue maternelle (ou des langues, s'ils grandissent dans un environnement bilingue) entre 6 et 12 mois, et deviennent moins habiles à distinguer les sons non issus de leur langue maternelle (Werker & Tees, 1984). Parallèlement, ils découvrent quelles combinaisons de sons permettent de composer des mots. Par exemple, en anglais, si les bébés entendent la combinaison de sons tl, ils apprennent que cette combinaison ne peut pas se produire au début d'un mot, comme tleat, alors que tr indique le début d'un mot, comme dans treat (Archer & Curtin, 2016). Cette connaissance est l'un des nombreux indices qui permettent aux bébés de découvrir où les mots commencent et se terminent dans le flux de la parole, un aspect particulièrement difficile de l'apprentissage du langage.

À l'âge adulte, nous percevons les mots individuels lorsque nous écoutons un discours, même s'ils ne sont pas réellement séparés par un silence. Imaginez écouter une langue que vous ne connaissez pas. Il est incroyablement difficile de trouver où un mot commence et où un autre se termine sans l'expérience et les connaissances spécifiques à la langue. Les erreurs de segmentation se produisent constamment. À titre d’exemple, un enfant qui entend Miami peut confondre ce mot avec My Ami et faire une déclaration sur Your Ami. Quelqu'un qui ne parle pas le français peut confondre je dis avec Jeudi. En tant qu'adultes, la connaissance de notre langue maternelle nous aide dans la segmentation, mais les enfants doivent se débrouiller. Heureusement, les enfants disposent d'un certain nombre d'indices qui leur permettent de trouver des mots dans le flux continu de la parole. Les recherches démontrent qu'ils peuvent utiliser des mots très familiers tels que leur nom (Bortfeld et al., 2005), qu'ils peuvent utiliser les combinaisons de sons décrites ci-dessus, et qu'ils peuvent utiliser le rythme et l'accent (Curtin, Mintz & Christiansen, 2005). Notons également, et ce fait est remarquable, qu’ils peuvent suivre les régularités statistiques réelles dès 7 mois (Saffran, Aslin, & Newport, 1996). Autrement dit, ils apprennent qu'il est plus probable que les syllabes pre et tty composent un mot (pretty), que les syllabes tty et ba, qui, elles, peuvent franchir une frontière de mot (pretty baby). 

Lorsque les nourrissons commencent à trouver des mots, ils apprennent également qu'il existe différents types de mots. Il existe des noms, des verbes, des adjectifs et des adverbes, à savoir des mots qui ont un sens (appelés mots de « contenu »). Il existe également des mots de fonction, tels que les prépositions (avec, sur, de), les déterminants (un, le) et les conjonctions (et, ou). Ces mots diffèrent en fonction de l'endroit où ils peuvent apparaître dans une phrase, mais également par les propriétés acoustiques de surface. Les mots de contenu ont tendance à être plus longs, plus forts et plus complexes que les mots de fonction. Les nourrissons distinguent ces classes de mots en fonction des différentes propriétés acoustiques et, à 6 mois, utilisent des mots de fonction pour extraire et retenir les mots de contenu (Shi, 2014). L'apprentissage des mots de contenu est une étape essentielle pour apprendre le sens des mots, et l'apprentissage des mots de fonction est une étape essentielle pour comprendre et utiliser la grammaire de la langue maternelle.

Étonnamment, les bébés commencent à comprendre les mots très tôt. Ils répondent à leur propre nom (Mandel, Jusczyk et Pisoni, 1995) et se tournent davantage vers l'image correcte lorsqu'ils entendent des mots très courants tels que « mains » et « pieds » ou même « maman » à 4-6 mois (Tincoff et Jusczyk, 1999 ; Bergelson et Swingley, 2012). Plus les bébés connaissent de mots, c'est-à-dire plus leur vocabulaire s'enrichit, plus ils disposent d'un point d'ancrage pour extraire des mots supplémentaires, et mieux ils sont préparés à apprendre la manière dont les mots se combinent pour former des phrases et des discours plus longs. Toutes ces connaissances s’enrichissent pour renforcer et soutenir l'apprentissage supplémentaire du système sonore de la langue maternelle et aident les enfants dans leur apprentissage de nouveaux mots. En d'autres termes, plus ils apprennent de mots, plus ils en apprennent sur les sons, et plus ils apprennent de mots, mieux ils apprennent la structure grammaticale. La mise en place de ce fondement est essentielle non seulement pour apprendre à parler, mais aussi pour faire correspondre la langue orale au texte imprimé. En effet, la discrimination des sons (Lovansuu et al., 2018) et l'apprentissage des mots au cours des deux premières années de la vie (Duff et al., 2015) sont liés à la réussite ultérieure en lecture.

Les parents et les éducateurs se posent souvent la question des conséquences du temps passé devant un écran sur le langage et le développement en général. Bien qu'un bébé ne puisse pas apprendre le langage en s'asseyant devant un téléviseur et que les écrans ne remplacent pas les interactions en personne, il a été démontré que les interactions réactives sous diverses formes de chat vidéo favorisaient l'apprentissage des mots. De plus, le fait qu'une personne réceptive fasse la lecture à un jeune enfant (ou avec lui) par un chat vidéo facilite l'apprentissage (Gaudreau et al., 2020 ; voir Hassinger-Das et al., 2020, pour une analyse). La nécessité de s'engager socialement avec sa famille et ses amis sur ce type de plateformes a été amplifiée pendant la pandémie actuelle, et nous devons reconnaître que les écrans font aujourd’hui, plus que jamais, partie de la vie des enfants. Les membres de la famille élargie, les amis et les enseignants adaptent leurs interactions et leur enseignement à un monde virtuel, une tendance qui se poursuivra probablement même après la fin de la pandémie. En tant que communauté de chercheurs, nous nous penchons dorénavant sur la manière dont les écrans peuvent soutenir l'apprentissage plutôt que de lui nuire. Bien que les recherches soient toujours en cours, les résultats obtenus à ce jour démontrent clairement que le fait de disposer d'une base solide en matière de langage à partir de l'interaction sociale en personne est essentiel pour tirer ultérieurement profit du temps passé devant un écran. Le contenu et l'adéquation à l'âge des programmes, la manière dont ils sont dispensés et l'engagement des soignants se sont avérés essentiels (Hassinger-Das et al., 2020). Les chercheurs travaillent activement et de toute urgence à déterminer la manière dont ces objectifs pourraient être mis en œuvre au mieux afin de garantir des résultats par rapport au temps passé devant un écran et de favoriser le développement de tous les enfants, tout en accordant une attention particulière aux difficultés que rencontrent certaines familles pour accéder aux médias numériques ou à l'Internet à haut débit.  

En résumé, une partie impressionnante de l'apprentissage du langage survient avant que l'enfant ne produise son premier mot, bien plus tôt que la croyance populaire, et les bases de l'apprentissage du langage s’établissent au cours de la première année de vie. Les interactions de communication sociale avec les parents, les autres membres de la famille et les amis sont bien plus importantes qu'on ne le pense. Elles permettent aux nourrissons de capter le signal vocal et d'en sortir des sons, des mots et des phrases, qui à leur tour constituent la base future d'une utilisation plus complexe du langage et de l'alphabétisation.  

Références

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