QUESTIONS DE COMMUNICATION ET DE LANGUE DANS LA GESTION DE LA PANDÉMIE COVID-19
Monica Heller | 1 juin 2020
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Ces jours-ci, on entend plein d’histoires, dans la presse et dans les médias sociaux, au sujet des communications et de la COVID-19. Il y a cette personne sourde qui, d’habitude, lit sur les lèvres, mais qui s’en trouve empêchée par les masques que nous sommes encouragés à porter. Ou le Guinéen en Australie qui s’improvise interprète communautaire afin d’aider les membres de sa communauté qui ne comprennent pas l’anglais à comprendre les directives gouvernementales. Au Canada, les enseignants de l’anglais et du français responsables de cours pour immigrés s’assurent que leurs étudiants ont accès à l’information dont ils ont besoin. En Angleterre, on trouve un patient Nigérian agité que l’on a mis sous sédation jusqu’à ce qu’une infirmière locutrice du Yoruba puisse lui expliquer ce qui se passait, avec l’effet immédiat de lui permettre de se calmer. Les francophones du Canada qui ne parlent pas l’anglais se plaignent du fait que leur gouvernement leur envoie de l’équipement pour lequel les instructions sont en anglais seulement. Il y a des gens qui ne peuvent pas lire donc on s’attend qu’ils comprennent les dépliants qu’on leur distribue. Même si on parle anglais, on peut trouver les directives gouvernementales impossibles à comprendre : les Britanniques se demandent ce que « stay alert » veut dire (restez vigilants – mais envers quoi ?) ; à Toronto, ce n’est pas clair ce que la ville entend par « do not use the amenities » (ne pas utiliser les installations, ou l’équipement, mais il s’agit aussi d’un euphémisme pour les toilettes).
Dans un moment de crise sanitaire comme celle que nous traversons aujourd’hui, ça ne sert à rien de posséder la meilleure compréhension scientifique et les meilleures politiques de santé publique si les gens ne comprennent pas ce qu’ils sont censés faire. Bien entendu, il existe une portion de la population qui refuse de respecter les directives en santé publique parce qu’ils ne sont pas d’accord avec les prémisses épistémiques et scientifiques qui sous-tendent ces directives (c’est ce que l’on appelle souvent “la dissidence épistémique”). Mais ici je ne m’adresse pas à cet aspect des problèmes de communication; plutôt je me penche sur les problèmes soulevés par le simple fait que les gens n’ont pas accès à l’information dont ils ont besoin ou ne peuvent pas la comprendre.
Ces problèmes prennent plusieurs formes. Il y a, pour commencer, le problème de la distance des sources d’information, y inclut le manque d’accès aux téléphones cellulaires ou aux ordinateurs. Il y a des problèmes dus au fait que les manières de communiquer ne tiennent pas compte des diverses formes de handicap, que ce soit de vue, d’ouïe, de mobilité ou autre. Souvent, on présuppose que tout le monde peut lire et écrire, ce qui est loin d’être le cas.
Pensons également à la manière dont la communication est transmise. La distribution dans la rue de dépliants ou l’utilisation d’un mégaphone ambulant pourraient en partie faciliter l’accès au niveau local, mais en même temps ce sont des pratiques qui peuvent aussi évoquer des expériences traumatiques d’oppression organisée, avec l’effet pervers de susciter la résistance – on lance des dépliants à la poubelle, on se couvre les oreilles pour bloquer le son.
Cependant, même si on arrive à obtenir l’accès à l’information sans entraves, il peut toujours y avoir des problèmes langagiers. La raison principale est que, en temps de crise, on a tendance à prendre pour acquis que tout le monde maîtrise la langue dominante du pays ; au Canada, cette langue est toujours l’anglais, malgré la dualité linguistique officielle, malgré le fait que le français est une ou la langue officielle de deux provinces et un territoire. De plus, selon le dernier recensement, environ 4 millions de Canadiens maîtrisent le français, mais pas l’anglais. L’inuktitut est une langue officielle au Nunavut; plus de 200,000 personnes parlent une ou plusieurs des 70 langues autochtones identifiées au recensement. Presque 8 millions de Canadiens ont une première langue autre que le français ou l’anglais (statistiques Canada 2017). On peut essayer de contourner la question du plurilinguisme en communiquant (du moins à l’écrit) par des couleurs et/ou des formes abstraites, mais même là il faut garder à l’esprit qu’elles aussi sont empreintes de significations culturelles diverses.
Le Canada affirme son engagement pour le respect de la diversité culturelle et linguistique dans son sens le plus profond : pour construire « un monde où les différences peuvent exister hors de danger » ( “a world safe for differences” dans les mots de l’anthropologue Ruth Benedict). En temps de pandémie, dans nos efforts pour construire un monde où nous sommes toutes et tous hors de danger, il est nécessaire que nous reconnaissions le fait que nous ne sommes pas toutes et tous pareils ; il faut être attentifs aux différences liées à la pauvreté, l’âge, le racisme, le sexisme et l’homophobie. Il ne faut pas oublier que l’acte de la communication n’est ni neutre ni transparent. Nous avons des lois et des politiques destinées à assurer la possibilité de communiquer dans des langues autres que l’anglais; c’est un aspect important du respect du droit de tout le monde à être en sécurité et différent en même temps.
La question de la communication, et plus spécifiquement de sa diversité linguistique et culturelle, doit donc figurer comme élément important dans le cadre de toute planification de gestion de crise. Ça ne devrait pas être la seule responsabilité des individus ou des groupes communautaires de s’auto-organiser avec les ressources disponibles à portée de la main. Même si c’est important de bien connaître les conditions locales, le gouvernement devrait développer des partenariats communautaires qui comprennent l’expertise linguistique et anthropologique nécessaire à la construction de moyens et de pratiques communicatives vraiment inclusives – et qui donc nous permettent à nous toutes et tous de rester en santé.