Vous êtes ici


RETOUR VERS UNE NOUVELLE NORMALITÉ : LES MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DÉFINISSENT LES PRINCIPAUX DÉFIS SOCIÉTAUX ENGENDRÉS PAR LA COVID-19

Janice Graham and Terra Manca | 6 mai 2020

Télécharger l'article au complet

La Société royale du Canada (SRC) est une communauté d'académiques, d'artistes et de scientifiques exceptionnels, issus de tous les domaines de la recherche et des arts. Ses membres sont issus de toutes les générations, de tout le Canada et du monde. 

Le 2 avril 2020, la SRC a lancé une enquête auprès de ses membres. La disponibilité des équipements de protection individuelle (EPI) et les nouvelles relatives à la pandémie de COVID-19 dominaient les médias canadiens peu avant et pendant la durée de l'enquête. À titre d’exemple, les journaux traitaient des projections et des cas de COVID-19 au Canada, des comportements de la population, des tests et du suivi des cas, du développement de traitements et de vaccins, des répercussions économiques, des risques encourus par les populations vulnérables et de la sécurité des travailleurs primordiaux.

La question posée était : 

« À mon avis, trois des défis sociétaux les plus urgents auxquels le Canada est confronté dans sa réponse et son rétablissement de la COVID-19 sont les suivants : … » :

La question avait pour objectif de résumer leurs réflexions et leurs préoccupations et de donner une idée de la direction à prendre face à cette urgence. L’enquête ne prenait pas plus de 2 à 3 minutes. Les réponses reflètent les défis sociétaux exceptionnellement graves et complexes engendrés par la pandémie de COVID-19, notamment les défis socio-économiques, démographiques, sanitaires, biomédicaux, climatiques et de gouvernance auxquels le Canada et le monde entier sont confrontés aujourd'hui et le seront demain après la pandémie. 

MÉTHODE

Au total, 343 réponses à l'enquête ont été envoyées en 10 jours, dont 293 étaient complètes et utilisables. Le codage manuel effectué par une analyse qualitative a permis d'obtenir six catégories thématiques sur les 746 éléments codés.

RÉSULTATS 

Parmi les répondants (n=293), se trouvent 114 femmes et 173 hommes (6 indéterminés) (Tableau 1). Parmi les 285 répondants ayant indiqué leur appartenance à une académie de la SRC, 80 sont des membres du Collège de nouveaux chercheurs et 205 des membres (39 en arts, lettres et sciences humaines, 112 en sciences, et 54 en sciences sociales). Les répondants sont affiliés à des institutions extérieures au Canada (n=8), à des institutions nationales canadiennes (n=9), et dans la plupart des provinces (106 en Ontario, 65 au Québec, 78 dans les provinces de l’Ouest, et 19 au Canada atlantique).

Catégories thématiques

Les répondants (n=293) ont donné au total 746 éléments de réponse, que nous avons classes en six grandes catégories thématiques de défis sociétaux : Biomédical et biosciences (n=69, 9%), Population et santé publique (n=145, 20%), Déterminants sociaux de la santé (n=145, 19%), Préoccupations politiques et économiques (n=153, 21%), Questions sociales et éthiques (n=106, 14%), et Post-pandémie (n=128, 17%). La plupart des répondants (n=252, 86%) ont donné leur avis sur plusieurs thèmes, reflétant la complexité des défis à relever. Le thème Post-pandémie (avenir) comprenait des prévisions et des recommandations abordant les problématiques identifiées dans les autres thèmes.

Figure 1 : Défis sociétaux engendrés par la COVID-19

Il ne fait guère de doute que l'avenir est incertain, mais les réponses, elles, sont fermes. Les défis engendrés par cette situation d'urgence en matière de santé publique ont été identifiés. Les recommandations soulignent non seulement le besoin urgent de développer de nouveaux vaccins et traitements pour lutter contre l'agent pathogène, mais aussi les principes de bonne gouvernance établis par les populations autochtones bien avant la confédération et dans la loi constitutionnelle de 1867 sur la paix, l'ordre et le bon gouvernement. Les préoccupations et les suggestions font également écho au principe largement oublié du « bien-être » dans l'Acte d'Union de 1840 qui a créé la Province du Canada pour veiller au bien-être de tous les Canadiens. Les membres ont reconnu que la fermeture des écoles et des entreprises non essentielles constituait un fardeau exceptionnel sur les épaules des Canadiens. Des inquiétudes ont été exprimées quant à la santé mentale liée aux pratiques d'isolement et de distanciation sociale qui ont enfermé les individus et les familles dans des environnements restreints tout en limitant leur accès aux loisirs, aux parcs et aux services. Le bien-être des populations vulnérables a été souligné, ainsi que les inégalités structurelles relatives à la sécurité sur les lieux de travail et à la nécessité de garantir un salaire décent pendant cette période.

La pandémie de COVID-19 a été illustrée par des changements rapides et sans précédent en matière de données et d’informations. Les principaux thèmes abordés ont été : i) la réponse à la pandémie et ii) l'après-pandémie. La COVID-19 a fait son entrée dans la panoplie des maladies infectieuses humaines alors que les caractéristiques de sa manifestation clinique et de sa transmission épidémiologique, ainsi que les futures conséquences dans les domaines socio-économiques et sanitaires sont encore incertaines.

Pendant la pandémie : Réponse pour la société, l'économie, la science, la population et la santé publique

Les incertitudes relatives à l'épidémiologie et à la transmission du virus, et l'urgence de mettre au point des tests, des traitements et des vaccins, ont été combinées aux difficultés d'approvisionnement et à la menace d'un effondrement économique. Le chômage, les failles du système de santé publique et les inégalités structurelles affectant les Canadiens ont été décrits. Des craintes ont été exprimées quant aux énormes conséquences pour la société civile causées par la COVID-19 et les difficultés financières. La prévention de la xénophobie, du racisme, du capacitisme et de l'âgisme a été jugée essentielle. 

Des préoccupations ont été exprimées par rapport au maintien de la cohésion sociale tout en assurant le respect des mesures de santé publique visant à contenir le virus (et les Canadiens). Des questions ont été soulevées quant aux éventuelles atteintes à la vie privée dans ce contexte de contrôle des comportements de la population. La distanciation sociale a été largement respectée, mais a été accompagnée d'un souci d'équité, de droits de la personne et de justice sociale. Il a été indiqué qu’une bonne communication et des procédures de sécurité claires au sein des systèmes médicaux et de santé publique, érodés par des décennies de coupes budgétaires, étaient des éléments clé. La confiance dans la science et les mesures de santé publique a amplifié les préoccupations concernant la compréhension du public de l'évolution rapide des informations sur la COVID-19, dans un contexte mondial de déni de la science, de mésinformation et de désinformation. La cohérence des messages était également considérée comme essentielle pour que les responsables de la santé publique et les dirigeants politiques puissent faire face aux incertitudes relatives à la pandémie.

La protection et le soutien aux personnes les plus vulnérables face au virus et aux difficultés financières étaient au centre des préoccupations. Les répondants ont souligné l'importance de travailler avec les communautés autochtones pour assurer leur sécurité pendant la pandémie, et ont indiqué que les populations âgées devaient être protégées contre l'infection, en particulier celles résidant dans des établissements de soins de longue durée, où la COVID-19 a déjà fait de nombreuses victimes dans d'autres pays. D'autres personnes victimes de racisme ou appartenant à des groupes socio-économiques défavorisés ont été considérées comme particulièrement susceptibles de connaître des difficultés financières en raison du confinement. Les répondants ont également estimé que les travailleurs précaires ou indépendants (par exemple, les chauffeurs de taxi, les artistes, les propriétaires de petites entreprises) avaient besoin d'un soutien financier sous forme d’aide sociale. Le lien a également été établi entre l'isolement social, les répercussions économiques et l'accès aux soins de santé, et les conséquences sur la santé mentale, les retards dans les opérations chirurgicales de routine et non urgente, et la violence familiale. Les retards en matière d’enseignement supérieur et obligatoire ont été évoqués. La pandémie pourrait nuire à toute l'économie canadienne. Les membres ont recommandé que les dépenses gouvernementales visent l’amélioration des revenus des ménages (par un salaire minimum ou un revenu de base garanti) et le soutien aux petites entreprises.

Les réponses ont souligné l'importance d'établir des stratégies nous préparant aux futures pandémies et autres urgences. Les nombreux appels à « l’autosuffisance » ont peut-être été motivés par le manque de masques filtrants et de respirateurs N95 qui mettait en péril la sécurité des prestataires de soins de santé. Un thème récurrent a également été de garantir une capacité nationale pour la fabrication et la fourniture de vaccins, de médicaments, d'équipements et de nourriture à chaque Canadien. Un appel commun à la « préparation » a reflété ces lacunes en matière d’approvisionnement, affectant la réponse sanitaire à la pandémie actuelle et aux futures urgences, notamment par rapport au climat et à l’écologie. L'importance de la recherche biomédicale et des projets dans les domaines de l’agriculture, de l’environnement, des infrastructures et de la production a été soulignée. Des suggestions ont été émises quant aux mesures de protection à adopter pour garantir une fabrication au Canada, ou du moins une accessibilité, des technologies biomédicales, des vaccins, des médicaments et des autres biens essentiels.

Bien que la nécessité de l'autosuffisance ait été une thématique récurrente, les participants ont mis en garde contre l’isolement international que pourrait induire les politiques nationales, et souhaiteraient plutôt que celles-ci contribuent à une gouvernance internationale coordonnée et cohérente, en accord avec les valeurs nationales de paix, d'ordre et de bon gouvernement. Les répondants ont vu dans la COVID-19 une occasion de s'attaquer aux inégalités structurelles et au changement climatique en façonnant un nouvel ordre social, au niveau national et international. Ils ont également considéré que les incitations économiques visant à soutenir les petites entreprises, les familles et les individus renforçaient les déterminants sociaux de la santé et du bien-être. Enfin, des recommandations ont été émises pour lancer des politiques nationales d’instauration d’un revenu de base et d’un salaire minimum afin de répondre à la pandémie actuelle, mais aussi de prévenir les urgences futures. La promesse d'un régime universel d'assurance-médicaments n'a pas été oubliée non plus.

RECOMMANDATIONS POUR L’APRÈS-PANDÉMIE : RESTRUCTURER POUR UN RETOUR VERS UNE NOUVELLE NORMALITÉ

Si les appels à un « retour à la normale » et à une « reprise des secteurs essentiels » ont été nombreux, des attentes ont également été exprimées pour que la nouvelle normalité ne soit plus conforme à ce que l’on a connu avant. Les répondants ont envisagé, avec ambition, la possibilité de restructurer la société canadienne, de réduire les disparités socio-économiques et d'élaborer de nouveaux programmes socio-économiques pour rebâtir la nation après la pandémie. Une série de scénarios post-pandémie ont été imaginés, questionnés et recommandés. La gouvernance figurait en bonne place dans les dimensions transversales des défis sociétaux, économiques et technologiques auxquels les Canadiens sont confrontés. Les réflexions ont permis d'équilibrer les multiples responsabilités afin de garantir le respect des valeurs sociales communes (paix, ordre, bon gouvernement), les services publics et l'approvisionnement en biens nécessaires à la réponse aux futures épidémies (vaccins, médicaments, dispositifs médicaux). Des infrastructures économiques et industrielles sont nécessaires pour sécuriser les chaînes d'approvisionnement en EPI de santé publique d'urgence dans l'immédiat et pour les pandémies futures. Les répondants n'ont pas perdu de vue l'urgence d'assurer la sûreté et la sécurité ancrées dans la justice sociale pendant et après la pandémie, quand la restructuration de l'économie mondiale exigera des stratégies novatrices. Il ne s'agissait pas de voir la vie en rose : les répondants de la SRC ont bien noté les menaces socio-économiques et financières, actuelles et imminentes, que représentent la sécurité, le racisme, la xénophobie, l'emploi, la pauvreté et la vie privée. Les membres ont reconnu les faiblesses des infrastructures et des services publics existants. Les leçons tirées de cette pandémie, et des précédentes, ont été considérées comme une occasion de se préparer à la prochaine épidémie, et éventuellement de la contenir, en construisant de nouvelles infrastructures soutenant les technologies de précaution et de confiance. 

Même si les membres ont été spécifiquement interrogés sur les « défis sociétaux les plus urgents auxquels le Canada est confronté », ils ont reconnu les causes transversales sociétales, biologiques, environnementales et zoonotiques du virus SARS-CoV-2 et sa transmission rapide dans un écosystème mondial. L'interaction co-évolutive de l'environnement, de l'agriculture, de la santé et du commerce dans le cadre du concept « One Health » figurait dans de nombreuses réponses en vue d'une action future. Comme l'a suggéré un répondant, « ayant appris de cette expérience l'incroyable pouvoir de la nature et le respect qu'elle mérite, sans détruire l'économie », les Canadiens doivent « moins concentrer les énergies humaines sur la croissance et la consommation, mais plus sur la préservation et la réparation, en s'appuyant sur la coopération mondiale qui a vu le jour face à une menace commune  ». Les peuples et les communautés autochtones, les sans-abri, les pauvres et les personnes âgées ont occupé une place centrale dans les préoccupations liées à la pandémie. Des recommandations ont non seulement imaginé mais aussi exprimé la nécessité de mettre en place des stratégies économiques et des projets d'infrastructure pour faire face à l'après-pandémie. Les recommandations ouvrent la porte de divers avenirs possibles où tous les Canadiens auraient du travail et seraient inclus dans la société de manière juste et équitable. Un autre répondant a suggéré « d'ajuster le modèle économique basé sur la croissance pour promouvoir une économie plus durable et plus humaine ».

L'après-pandémie pèse lourdement sur les préoccupations relatives aux inégalités socio-économiques à l'intérieur et à l'extérieur des frontières canadiennes et appelle à veiller à la justice sociale. Parmi les recommandations émises, citons un emploi sûr et stable, un revenu de base, un salaire minimum et la redistribution des richesses via la fiscalité. Un répondant a déclaré : « La Covid-19 a révélé la faiblesse de notre dispositif de sécurité sociale », exprimant son inquiétude quant à l'érosion de la législation en matière de sécurité sur les lieux de travail due aux « mesures d'austérité ». Un autre répondant a exprimé le désir commun de « retrouver un progressisme économique et une stabilité englobant tout le monde ».

Conclusion

La pandémie de COVID-19 présente des défis et des opportunités sans précédent et à multiples facettes pour le Canada afin de créer une société plus juste. Les nouvelles institutions de gouvernance du Canada, adoptant les principes de base et les valeurs des droits de la personne et de la justice sociale, ont joué un rôle important dans le renforcement des mesures de santé publique et de santé de la population (c'est-à-dire l'isolement et la distanciation sociale) visant à ralentir ou arrêter la transmission de la COVID-19, pendant et après la pandémie. Diverses recommandations évoquaient « l'espoir de voir un certain changement pour le monde » et la création d'une nouvelle normalité où les collaborations scientifiques internationales soutiendraient la communauté mondiale. Encourager les industries canadiennes vers une plus grande autonomie sans pour autant s’isoler faisait partie des idées principales. Les répondants ont appelé à une redistribution des richesses via la fiscalité, le revenu de base, les salaires minima, les services publics, l'assurance-médicaments et les services sociaux. Ils ont souligné les possibilités de s’engager vers la durabilité climatique, environnementale et écologique tout en relevant économiquement le Canada de la pandémie.

Dans leur grande majorité, les membres et les membres du Collège de la SRC étaient en accord avec les principes canadiens de paix, d'ordre et de bon gouvernement. Nous nous relèverons de la pandémie en renforçant la santé publique, en construisant une autosuffisance nationale en matière de recherche, d’industrie et de production alimentaire, et en garantissant l’approvisionnement en biens et médicaments essentiels.

Réferences

[1] We are grateful to a preliminary analysis by Dr. William Turkel
[2] Graham, J.E., Lees, S., Le Marcis F., Ronse, M., Lorway, R., Abramowitz, S., Peeters Grietens, K. (2018) Prepared for the "unexpected"? Lessons from the 2014-16 Ebola epidemic in West Africa on integrating emergent theory designs into outbreak response. BMJ Global Health 2018;3:e000990. doi:10.1136/bmjgh-2018-000990
[3] Keck, Frederic (2015) Sentinels for the Environemnt.  Birdwatchers in Taiwan and Hong Kong. China Perspectives 2/15:43-52.
Ryan, M. Giles-Vernick, T., Graham, J.E. (2019) Technologies of trust in epidemic response: openness, reflexivity and accountability during the 2014-2016 Ebola outbreak in West Africa. BMJ Global Health 2019;4:e001272 https://gh.bmj.com/content/4/1/e001272

 

Thumbnail: