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OUBLIERA-T-ON LA PANDÉMIE DE COVID-19 DU 21E SIÈCLE ?

Esyllt Jones, Ian Milligan, and Shelley Sweeney | 6 octobre 2020 

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Lorsque la COVID-19 s'est emparée de notre conscience au printemps dernier, nous avons commencé à nous tourner vers les récits historiques d’épidémies pour nous aider à donner un sens à ce que nous étions en train de vivre. Les épidémies passées sont devenues des points de référence indispensables. Les historiens ont été appelés à décrire les réponses sociales aux maladies infectieuses telles que le choléra, la variole, la polio et, en particulier, la pandémie mondiale de grippe survenue en 1918-1920. La recherche historique peut nous aider à aborder des questions politiques spécifiques, telles que les fermetures d'écoles ou les changements relatifs au personnel. Cela étant, l'histoire nous apporte aussi quelque chose de moins tangible, mais tout aussi précieux : des vécus de gens ordinaires.

La COVID est sans précédent et nous désoriente. Comprendre le vécu des gens ordinaires lors des précédentes épidémies permet de mieux appréhender nos vulnérabilités communes, de cerner les racines des conflits sociaux, et d'apprécier la résilience humaine.

La disparition de la COVID n'est pas encore en vue, mais il n'est pas trop tôt pour se demander ce que nous allons transmettre à ceux qui n'auront pas vécu cette pandémie comme nous l'avons fait. Comment allons-nous transmettre les enseignements de cette expérience ? Nous avons besoin d'une action coordonnée pour inscrire dans l’histoire l'expérience canadienne de la pandémie de COVID-19.

Nous nous préoccupons relativement peu de la conservation des archives sur la réaction des élites médicales et politiques face à la COVID-19, car ces éléments, à savoir les décisions politiques, les changements macro-économiques et les rebondissements dans la quête d'un virus, sont certainement bien documentés pour l'histoire.

Cependant, l'expérience vécue au quotidien doit être intentionnellement préservée si l'on ne veut pas l’oublier à l'avenir. Si nous n'y prenons pas garde, l'histoire de la COVID-19 sera marquée par les mêmes inégalités sociales qui entravent aujourd'hui la capacité de la société à lutter contre la maladie. Il est essentiel que nous agissions maintenant pour préserver l’expérience vécue au quotidien par la plupart des gens dans le contexte de cette pandémie, et pour faire entendre la voix des pauvres, des personnes racialisées et des plus faibles. 

Il s’agit en fait de l'une des principales leçons que nous pouvons tirer de la pandémie de grippe de 1918-1920. Pendant des décennies, elle fut appelée « la pandémie oubliée » par les historiens. Pourtant, les familles et les communautés n'ont pas oublié les effets douloureux et profonds de la grippe, loin s'en faut.

La pandémie a été « oubliée » par les archives officielles, en partie parce que faisaient défaut les héros individuels sur lesquels les récits historiques se sont longtemps appuyés. Des recherches historiques minutieuses ont été menées pour dévoiler les nombreuses expériences humaines qui avaient été éludées dans la littérature historique. Cela étant, la difficulté de trouver des preuves laisse encore de nombreuses questions sans réponse. Nous avons aujourd’hui l'occasion de faire mieux avec notre bilan de la pandémie de COVID.

Aujourd'hui, on assiste à une production record d’enregistrements en temps réel par tous les niveaux de gouvernement, les médias, les responsables de la santé publique, les chercheurs universitaires et, peut-être le plus important, par la population elle-même. Ces nouveaux enregistrements vont de documents politiques importants à des cartes interactives, en passant par des chansons plaintives et par des mèmes Internet de lutte pour se rendre à l'épicerie.

Beaucoup d'entre nous ont constaté de leurs propres yeux l'importance des médias numériques pendant la pandémie, comme l’ont montré les discussions sur Twitter à propos des décomptes quotidiens des nouveaux cas détectés, les débats autour de la responsabilité des masques, les soirées passées à « faire défiler » une cacophonie de tragédies, de blagues, d'histoires et d'autres éléments composant notre monde numérique en ligne.

Imaginez-vous les futurs historiens interpréter cette pandémie sans avoir accès aux flux Twitter, aux discussions sur Facebook, aux SMS envoyés par les autorités nous rappelant de rester chez nous ? Trouver et conserver ces divers documents numériques, aussi difficile soit-il, est primordial.

Des collectes sont effectuées aujourd'hui, mais, à l’heure actuelle, uniquement par des groupes non coordonnés d'organisations et de personnes intéressées. Nos bibliothécaires et archivistes font un travail remarquable, mais ils ont besoin d'aide. Ils s'efforcent d'accomplir le travail le plus élémentaire, le plus souvent dans des lieux éloignés et avec un personnel réduit, sans avoir les ressources ou le temps nécessaires pour collecter efficacement ces documents.

À moins que la situation ne change, seul un très faible pourcentage de tous les documents produits par les Canadiens sera enregistré, et parmi ces documents collectés aujourd'hui, peu seront conservés sur le long terme.

Les archives publiques et les dépôts, des petites communautés rurales aux centres-villes, devraient bénéficier d'un soutien accru sous forme de financement et d'orientation politique de la part des gouvernements et des institutions de recherche. Les organismes de financement universitaires, les conseils de recherche et les bureaux de recherche universitaires doivent agir dès maintenant pour empêcher la destruction automatique des données de recherche primaires, telles que les nombreuses entrevues actuellement en cours

Pour commencer en douceur, le parti pris en faveur de la destruction des données de recherche qui figure dans nos protocoles d'éthique de la recherche devrait être réévalué. Combien de projets de recherche essentiels sur la COVID se déroulant aujourd'hui pourraient influencer notre histoire demain ? L’heure est à la mise en place de données de recherche ouvertes et accessibles, aujourd'hui et à l'avenir, tout en respectant la vie privée et le consentement des Canadiens.

Il y aura davantage d’épidémies de maladies infectieuses à l'avenir. Nous devons être en mesure d'étudier et de tirer des enseignements de celle-ci. Prendre dès maintenant les mesures appropriées pour préserver les témoignages sur les opinions, les ressentis et les discussions à propos de cette période étrange et terrifiante serait un héritage précieux, car se souvenir est une forme d'hommage.

Cet article fut initialement publié dans le Globe and Mail le 5 octobre 2020.

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