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LA PROCHAINE PANDÉMIE ET L’EXEMPLE DE L’APPROCHE SYNDÉMIQUE

Neil Orford | 10 juillet 2020 

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Neil Orford est le fondateur de Moments déterminants Canada. John Lorinc est journaliste pour Spacing Toronto et éditeur.

Depuis plus de trois mois, nous comprenons de mieux en mieux que le coronavirus ayant engendré la pandémie de COVID-19 ne s'est pas propagé aléatoirement dans la société canadienne.

Les tragédies les plus graves et les plus denses se sont produites dans les établissements de soins de longue durée, alors que les personnes vivant dans les quartiers urbains à faibles revenus, et surtout celles issues de communautés racialisées, ont connu des taux d'infection bien plus élevés que les résidents des zones plus riches, davantage susceptibles de travailler à domicile.

Le fait que les maladies contagieuses tendent à se regrouper n'est pas une observation nouvelle ; les virus voyagent le long des réseaux de transport, mais les conséquences des épidémies et des pandémies qui en résultent sont liées à des facteurs politiques, sociaux et économiques.

Si les épidémies passées ont permis des progrès en matière de traitement et des investissements publics dans les infrastructures (traitement des eaux, égouts sanitaires, etc.), notre société n’a pas clairement cherché à se pencher sur ces événements de manière holistique, ou à répondre à une question fondamentale : pourquoi certaines personnes sont-elles plus vulnérables que d'autres en raison de leur richesse, de leurs conditions de vie ou d'autres facteurs sociaux qui ne semblent pas directement liés à la biologie de l'infection ?

Alors que nous nous préparons à une deuxième vague ou à de futures pandémies, les Canadiens devraient exiger des décideurs politiques qu'ils s'attaquent à ce problème.

Il existe un point de vue convaincant, issu de la discipline de la « syndémie » et de la « conception biosociale de la santé », une école de pensée promulguée par l'anthropologue médical Merrill Singer, de la University of Connecticut, et d'autres.

Comme l’explique le Prof. Singer, l'approche syndémique se penche sur la manière dont les inégalités et les injustices contribuent au « regroupement des maladies », c'est-à-dire les conditions sociales qui permettent à de multiples maladies, tant chroniques qu'infectieuses, de se regrouper au sein des groupes vulnérables. Comme l'explique un article paru en 2017 dans The Lancet, cette approche porte principalement sur « les voies par lesquelles les maladies interagissent biologiquement chez les individus et au sein des populations, et multiplient ainsi leur charge globale de morbidité. »

Dans le cas de la COVID-19, par exemple, nous devrions nous demander si l'incidence élevée d'autres maladies sous-jacentes dans certaines communautés - par exemple les maladies cardio-vasculaires ou respiratoires - a amplifié les conséquences de la pandémie au sein de ces groupes. Nous devrions également examiner le rôle que les décisions de politique publique et les conditions socio-économiques ont joué dans la création de ces groupes de maladies qui se recoupent. 

Dès lors, si nous voulons nous préparer correctement aux futures pandémies (ou à tout autre type de propagation de maladies), nos gouvernements et les responsables de la santé publique doivent faire bien plus que de mettre à jour les réglementations en matière de préparation aux situations d'urgence, de constituer des stocks de matériel et d’élaborer des plans de vaccination. Ils doivent également étudier la situation en amont afin d’éliminer les conditions préalables qui rendent certains groupes beaucoup plus vulnérables que d'autres, même en tenant compte de la physiologie et de l'âge.

Depuis de nombreuses années, les épidémiologistes suivent ce que l'on appelle les déterminants sociaux de la santé, en récoltant des données sur la corrélation entre des facteurs tels que le logement, la proximité des voies de transport ou l'origine autochtone, et les résultats cliniques tels que les maladies respiratoires ou le diabète. Comme le mentionne Madeleine Mant, anthropologue médicale au sein de l'Université de Toronto, les pandémies révèlent des « lignes de faille sociétales ». L'analyse syndémique, quant à elle, consiste à aller plus loin et à examiner l’interaction de ces conditions, ainsi que celle des choix politiques qui les ont créées, en période de crise. Ces dernières années, par exemple, les anthropologues médicaux ont identifié la « dynamique complexe » de la violence, du diabète, de la dépression et des abus chez les immigrantes mexicaines à Chicago - ce qu'on appelle la syndémie VIDDA.

 « La syndémie VIDDA souligne le fait que le diabète n'est pas une maladie autonome, et que son parallélisme avec la dépression n'est pas le seul point d'intérêt de la relation, comme c'est le cas avec la comorbidité », a observé Emily Mendenhall, experte en santé mondiale de la Georgetown University, dans un article publié en 2016. « La dépression et le diabète constituent plutôt une boucle de rétroaction biosociale et agissent à la fois en tant que contributeurs et conséquences d’une vie caractérisée par le stress. »

L'épidémie de COVID-19 pose des questions difficiles et encore sans réponse quant à la réelle présence ou non d’une syndémie que nous aurions ignoré pendant trop longtemps.

Prenons l’exemple des communautés racialisées à faibles revenus ayant subi des taux d'infection disproportionnellement élevés. Il est clair que les décennies de sous-investissement dans les logements à prix abordable ont entraîné un surpeuplement des appartements. De plus, la population active travaillant dans les secteurs jugés essentiels au début du confinement, et qui avaient tendance à gagner de faibles salaires, vivaient probablement dans des logements exigus et étaient exposées à beaucoup plus de personnes (par exemple, les employés de supermarché ou les préposés aux services de soutien personnel). Que se passerait-il si un grand nombre des habitants de ces communautés étaient déjà immunodéprimés et atteints de maladies sous-jacentes, telles que le diabète de type 2 ou des maladies respiratoires causées par une exposition chronique à des microparticules ?

Le point à retenir est le bon sens inhérent à la perspective de l’approche syndémique. Notre monde n'est pas organisé en silos disciplinaires ou ministériels. Comme les planificateurs se plaisent à le dire, tout est lié. Par conséquent, en vue de la planification adéquate des futures pandémies et des autres crises sanitaires, les gouvernements doivent adopter une approche beaucoup plus interdisciplinaire de la politique publique, comme cela se fait dans des pays tournés vers l'avenir tels que la Norvège.

Un autre exemple à souligner est PREPARE, une stratégie de préparation aux épidémies-pandémies adoptée par l'Union européenne en 2014 et qui met en place une réponse rapide à une épidémie, en concentrant les ressources sur la recherche clinique dès l’identification de l'épidémie. « Face à une nouvelle maladie infectieuse telle que la COVID-19, les professionnels de la médecine et les autorités de santé publique sont confrontés à de nombreuses incertitudes », explique le professeur Peter Horby de la University of Oxford, et membre du Outbreak Mode Committee (OMC) de PREPARE. « Nous devons connaitre le mode de propagation, la population à risque, la gravité de la maladie et la manière dont les patients seront le mieux diagnostiqués et soignés. »

Il parait évident que ce genre de questions exige une approche syndémique. Cette approche implique de faire reconnaitre aux décideurs politiques que l’envenimement des problèmes sociaux - logements inadéquats, bas salaires, établissements de soins de longue durée au personnel insuffisant, etc. - donne naissance à des concentrations de maladies et de dysfonctionnements qui s'avèrent bien plus mortels lorsque des virus hautement infectieux y sont injectés.

L'éducation et la sensibilisation à l'histoire sont également essentielles. « Il est vital de comprendre le passé », a déclaré la Prof. Mant, qui souligne que la longue histoire des fléaux et des pandémies a beaucoup à nous apprendre sur les actions et les lacunes des sociétés en matière de lutte contre les inégalités alimentant les épidémies.

Au sortir de cette crise, beaucoup se demanderont si le Canada peut se permettre d'investir correctement dans les infrastructures sociales et de lutter contre l'exclusion pour améliorer la santé de tous.

Pour répondre à ces questions, il suffit de regarder le coût dévastateur de la pandémie. La gueule de bois budgétaire liée aux dépenses d'urgence et la contraction économique sans précédent qui nous attend se traduira par des déficits faramineux et des réductions de dépenses au cours des années à venir.

Cela étant, les partisans de l'approche syndémique ne se poseront pas la question du coût de ces mesures proactives. Ils diront : « Comment pouvons-nous nous permettre de faire autrement ? »

Cet article fut initialement publié dans le Globe and Mail le 2 juillet 2020.


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