AVANCER À L’AVEUGLE DANS LE CONTEXTE DE LA COVID-19 : IL EST TEMPS DE FAIRE MIEUX
Ashleigh Tuite et David Fisman | 24 novembre 2020
Ashleigh Tuite et David Fisman sont épidémiologistes et professeurs à la Dalla Lana School of Public Health de l'Université de Toronto. Le Prof. Fisman est également médecin spécialiste des maladies infectieuses.
Comment une personne peut-elle regarder un graphique des cas de COVID-19 signalés et y voir une catastrophe imminente, tandis qu'une autre regarde le même graphique et se sent rassurée en se disant que tout va bien ? Nous nous appuyons sur des données pour guider et soutenir nos décisions. Cela étant, la pandémie de COVID-19 a clairement montré que les données n’étaient pas objectives. Nous voyons les données à travers différents prismes, teintés par nos croyances et nos projets existants.
Au début de la pandémie, nous faisions confiance aux systèmes de collecte de données de santé publique existants pour nous guider. Ces systèmes sont mis en place pour effectuer une surveillance de routine des maladies. La surveillance des maladies nous indique le nombre de cas de maladies telles que la coqueluche, la grippe ou la syphilis que nous observons habituellement, et nous permet de savoir si nous sommes confrontés à une activité inhabituelle ou à des épidémies. Leurs limites face à une pandémie ont été rapidement révélées : transcription manuelle des informations à partir de formulaires manuscrits, transfert d'informations via des technologies datant des années 1980 telles que les télécopieurs, systèmes informatiques qui ne pouvaient pas communiquer entre eux. Nous avons travaillé à résoudre un grand nombre de ces problèmes, en démontrant que des solutions pouvaient rapidement être mobilisées lorsque la volonté existait.
Cela étant, nous n'avons pas abordé un problème plus important : nous utilisons des données et des systèmes de collecte de données qui ne sont pas conçus et n'étaient pas destinés à répondre aux questions auxquelles nous devons répondre de manière urgente. Prenons une mesure apparemment simple : le nombre de personnes actuellement infectées par la COVID-19. Nous recevons des mises à jour quotidiennes sur le nombre de cas signalés. Ces derniers temps, ils ont été présentés par les médias comme « battant des records ». Nous écoutons les conférences de presse et nous sommes soit soulagés que le nombre de cas semble diminuer, soit alarmés par l'augmentation du nombre de cas. Cela étant, ces chiffres ne sont pas une mesure du nombre réel d'infections au sein de nos communautés.
Ils dépendent de la quantité de tests que nous effectuons et des personnes qui ont accès à ces tests. Si une personne ne se fait pas tester, quelle qu'en soit la raison, son infection ne sera pas comptabilisée. Du point de vue des systèmes de santé publique, il est logique de modifier les critères de test en fonction de l’évolution de la pandémie, car nous devons travailler dans la limite de nos capacités disponibles et maintenir le fonctionnement de nos laboratoires. Cela étant, une base de référence en constante évolution rend difficile l'interprétation des données dont nous disposons ainsi que leur utilisation en vue de faire des prévisions dans un avenir proche. La solution à ce problème est à cheval entre le monde de la recherche et celui de la pratique de la santé publique. Nous avons besoin de données collectées rapidement, à contre-courant du rythme habituel de la recherche. Cela étant, nous avons également besoin qu'elles soient collectées de manière à nous permettre de répondre à des questions essentielles sur la véritable charge de morbidité et les facteurs de risque d'infection, en dehors des systèmes de santé publique existants qui sont soumis aux vicissitudes de la politique de dépistage.
D'autres pays ont montré une meilleure voie. À titre d’exemple, le Royaume-Uni a mis en place des études pour tester de manière répétée la population générale pour une infection à la COVID-19 active et antérieure. Des échantillons auto-prélevés, qui commencent tout juste à être mis en ligne au Canada, ont été utilisés à cette fin au Royaume-Uni dès mars 2020. Les échantillons auto-prélevés sont traités dans des laboratoires de recherche, afin d'éviter de solliciter les capacités essentielles (et limitées) des laboratoires de santé publique. Nous pouvons utiliser ce type d'études pour comprendre comment les schémas d'infection évoluent dans le temps et mieux caractériser l’influence des facteurs tels que les ménages mutigénérationnels, la pauvreté et la profession sur les disparités des taux d'infection. Ces informations peuvent être utilisées pour orienter nos politiques. Lorsque nous constatons une augmentation des taux dans certains quartiers, nous pourrions envoyer des unités mobiles de dépistage et déterminer les manières de soutenir ces communautés avant qu'elles ne deviennent des foyers d’infection importants. Ce type d'études aurait dû être mis en œuvre pendant l'été, mais il n'est pas trop tard.
Nous avons besoin de données relatives aux lieux et aux modes d'infection pour appuyer les politiques liées aux fermetures et aux réouvertures, et pour mieux comprendre les facteurs de risque de propagation des maladies. Là encore, il existe des modèles d'étude simples que nous pourrions utiliser pour recueillir rapidement ces informations. Les études cas témoins à test négatif, dans lesquelles nous étudions les cas de COVID-19, ainsi que les personnes qui ont été testées pour la COVID-19 mais dont le test était négatif, peuvent être utilisées pour identifier les facteurs de risque les plus fréquents. Cela nous aiderait à déterminer les types d'activités ou d'expositions qui se produisent plus fréquemment chez les personnes infectées. D'après les données limitées dont nous disposons, ces risques semblent varier d'une région à l'autre. Les lieux de travail peuvent être à l'origine de la transmission dans une région, tandis que les bars et les restaurants sont davantage une source de transmission dans une autre région. Lorsque nous aurons identifié les expositions les plus risquées, nous pourrons mener une enquête plus approfondie pour comprendre ce qui, dans ce contexte, augmente le risque. En retour, ces informations peuvent nous aider à sécuriser davantage ces lieux.
Avec l'émergence des vaccins, il sera d'autant plus important de savoir qui est infecté pour pouvoir établir des priorités intelligentes pour les régions et les groupes qui sont les plus exposés au risque d'infection. La mise en place de systèmes de surveillance stables et permanents permettra d'éliminer une grande partie de l'incertitude qui accompagne chaque changement de politique ou chaque fluctuation soudaine dans les cas signalés.
Nous sommes actuellement pris au piège dans un étrange flou tautologique : les politiciens affirment avoir besoin de données avant d'agir, mais les données que nous recueillons ne sont pas à la hauteur pour répondre aux questions fondamentales. Il n'est pas trop tard pour être plus intelligent, plus créatif et plus organisé dans notre façon de surveiller cette pandémie.
Cet article fut initialement publié dans le Globe and Mail le 19 septembre 2020.