Aujourd’hui, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, nous braquons les projecteurs sur Cressida Heyes, professeure à l’Université de l’Alberta et figure de proue de la philosophie féministe. Son travail a permis de faire reconnaître le domaine de la philosophie féministe et de redéfinir les thèmes et les méthodes de la philosophie elle-même.
Dans une optique de féminisme intersectionnel, Mme Heyes explore les questions de genre et d’identité, à travers la théorie et les perspectives culturelles. Elle examine des questions fondamentales sur la féminité, le rôle du corps dans la construction de l’identité et les dimensions inconscientes de l’expérience personnelle. Ses recherches abordent des questions complexes comme la violence sexuelle, la toxicomanie et les accouchements traumatisants, tout en plaidant pour des politiques favorisant l’égalité des genres, notamment en ce qui concerne les droits reproductifs et l’équité salariale.
En remettant en question les informations erronées sur le sexe et le genre, le travail de Mme Heyes rappelle avec force les progrès accomplis et les défis qui subsistent dans le paysage social et politique actuel en pleine mutation.
Q : Pouvez-vous nous parler de vous et de votre travail dans le domaine de la philosophie féministe?
R : J’ai grandi au Royaume-Uni et je suis venue en Amérique du Nord pour faire mes études supérieures. Après un séjour à Montréal et un autre dans le Midwest américain, je me suis installée à Edmonton, où je suis actuellement professeure et titulaire de la chaire Henry Marshall Tory de sciences politiques et de philosophie à l’Université de l’Alberta. Mon travail dans le domaine de la philosophie féministe est très large. D’une manière ou d’une autre, j’essaie de comprendre les liens entre les êtres humains est les systèmes politiques et comment ces systèmes font de nous les personnes que nous sommes.
J’ai écrit trois livres : le premier exposait un concept inclusif de « la femme » qui était à la fois intersectionnel et adapté aux transgenres; le deuxième traitait de la manière dont les modifications corporelles radicales influencent le soi; et le troisième traitait de « l’expérience » – ce qui est à l’intérieur ou à l’extérieur de l’expérience d’une personne (j’avance que même si quelque chose nous est arrivé, cela peut toujours rester à l’extérieur de notre expérience). Ce livre, Anaesthetics of Existence, aborde des exemples difficiles : être violée alors que l’on est inconsciente, l’usage quotidien de drogues (et la dépendance extrême), et la douleur de l’accouchement.
Q : Quel serait, selon vous, un des enseignements ou un des constats les plus marquants de vos recherches?
R : Dans mes dernières recherches, je pense que les idées importantes sont que le sommeil est un phénomène culturellement médiatisé (peut-être pas une nouvelle) et que la façon dont nous représentons le sommeil en dit long sur le type de monde que nous habitons et que nous voulons créer. Un constat général pourrait être que nous avons tendance à surévaluer l’action au détriment de l’inaction. La « productivité » est devenue un trait de caractère personnel vénéré, mais nous ne savons peut-être plus comment apprécier les choses précises que nous faisons. Si nous continuons tous à produire – et à ressentir la pression de produire de plus en plus – cela accélérera probablement le changement climatique qui est en train de détruire la planète, par exemple. C’est pourquoi je mène de nombreuses recherches sur la manière dont le repos, le refus et même le relâchement sont représentés dans nos cultures, afin de montrer le type de valeurs que nous inculquons sans même en être conscients.
Q : En quoi votre travail est-il lié aux thèmes de la Journée internationale de la femme?
R : Mon travail a toujours porté sur le genre. J’étais titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie du genre et de la sexualité, ce qui décrit bien l’étrange domaine dans lequel je travaille! Les débats sur ce qu’est le genre, sur qui peut définir le genre (et de qui) et sur l’interaction de cela est avec les questions qui concernent les femmes (droits reproductifs, équité salariale, violence sexuelle) n’ont jamais été aussi visibles et importants. Je suis de nombreux médias locaux et internationaux, et il est extraordinaire de constater le nombre de préjugés, d’idées confuses et de faussetés qui sont propagés sur le sexe et le genre! Je veux aider les gens à faire le tri dans ces idées afin qu’ils puissent comprendre comment la désinformation génère (et alimente) nos réactions émotionnelles.
Q : Pourquoi pensez-vous que la Journée internationale de la femme revêt une telle importance aujourd’hui?
R : La Journée internationale de la femme demeure très importante. C’est l’occasion de célébrer toutes les femmes et leurs réalisations, et de parler des injustices auxquelles les femmes continuent d’être confrontées dans le monde entier. Il est choquant de constater qu’il y a des gens dans l’hémisphère Nord qui sont plus préoccupés par les dangers que pose supposément pour leurs filles la présence de personnes transgenres dans les sports scolaires que par les reculs des libertés reproductives que nous constatons dans les contextes politiques où les gouvernements « populistes » d’extrême droite ont gagné le pouvoir. L’idée qu’il existe une « idéologie du genre » qui empoisonne les esprits a une influence très profonde, alors même que les femmes perdent le contrôle de leur corps et de leur vie conquis il y a tout juste 75 ans.
Q : Quels sont les changements que vous souhaiteriez voir se produire à l’avenir et quelles mesures pourrions-nous prendre pour qu’ils deviennent réalité?
R : J’aimerais que les organisations (y compris les universités) s’efforcent de créer des espaces où toutes les expressions esthétiques de genre sont les bienvenues, quel que soit le corps auquel elles sont rattachées. Je pense par exemple à des choses très faciles à gérer, comme autoriser le choix des pronoms, créer des toilettes neutres et faciliter le changement de nom sur le plan administratif. Je considère que ce travail est tout à fait cohérent avec d’autres politiques qui visent à éliminer les obstacles à l’égalité des chances. Je pense entre autres aux services de garde abordables, à la révision robuste et intersectionnelle de l’équité salariale, à une éducation plus intelligente sur la manière dont les attentes liées au genre façonnent l’évaluation, aux systèmes qui soutiennent les victimes de violences sexuelles et ne supposent pas que les systèmes carcéraux défaillants font en quelque sorte le travail, et ainsi de suite. Il y a tant de choses à faire pour une féministe!
Pour en savoir plus sur Cressida Heyes, membre de la SRC depuis 2024
Cette entrevue s’inscrit dans le cadre des Voix de la SRC, des épisodes où nous braquons les projecteurs sur des membres de la SRC, leurs points de vue éclairés et leurs travaux percutants.
