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Lorelei Williams, dont la cousine a été assassinée par le tueur en série Robert Pickton et dont la tante a disparu en 1978, verse des larmes en répondant au rapport de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. La Presse Canadienne/Darryl Dyck Andrew Woolford, University of Manitoba

Lorsque l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) a publié son rapport final, elle a qualifié la violence actuelle de génocide canadien. À la suite de la publication du rapport, de nombreux intellectuels et journalistes des médias canadiens et d'autres médias sociaux ont contesté l'utilisation du terme génocide.

Le premier ministre canadien Justin Trudeau a d'abord entériné l'utilisation du terme génocide avant de se rétracter le 10 juin. Il estime désormais que l'expression «génocide culturel» est plus approprié.

Je suis un spécialiste du génocide qui a beaucoup écrit sur les génocides coloniaux.

Le génocide a été défini à l'origine par l'avocat judéo-polonais Raphael Lemkin, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1944 comme étant « un plan coordonné de différentes actions visant à détruire les bases essentielles à la vie des groupes nationaux, afin d'annihiler ces groupes eux-mêmes ». Cette définition fut reprise par la suite par des sociologues, historiens et avocats.

En tant que sociologue, je ne suis pas intéressé à analyser cette affaire en fonction d'une définition juridique officielle du génocide. Des concepts juridiques rigides peuvent nuire à la compréhension de la nature sociale de la destruction collective. Elle peut aplanir l'analyse des relations de groupe et transformer une histoire compliquée en un événement singulier.

Un génocide n'est jamais identique à un autre et, par conséquent, une loi statique ou un concept fixe de génocide n'est guère utile pour nous protéger de ses horreurs. Comprendre le génocide comme un processus peut aider les Canadiens à prendre conscience de la menace continue à laquelle sont confrontés les peuples autochtones du Canada et les femmes et les filles autochtones, comme le souligne le rapport final de l'ENFFADA.

Deux femmes se réconfortent lors des cérémonies marquant la publication du rapport Femmes et filles autochtones disparues et assassinées à Gatineau le 3 juin 2019. THE CANADIAN PRESS/Adrian Wyld

Au fil du temps, les juristes ont dû adapter leur interprétation du terme génocide. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la contestation des idées et le débat ont modifié la façon dont les juristes et les tribunaux interprètent le génocide. Les auteurs du supplément sur le génocide pour le rapport de l'ENFFADA s'inspirent de ces interprétations mais posent aussi de nouveaux défis aux lois sur le génocide.

Ces questions sont nécessaires parce que l'histoire du colonialisme au Canada est jalonnée de divers événements visant à éliminer, assimiler, affamer et effacer les nations autochtones. Lorsqu'une approche a échoué, l'idéologie coloniale s'est réajustée.

Par exemple, les pensionnats autochtones ont subi des mutations qui se sont traduites par des enlèvements d'enfants et des incarcérations massives. De plus, les communautés ont continué d'être piégées et étranglées par les mailles du filet longtemps après la fin supposée d'une manifestation de destruction collective.

C'est sur cette destruction que le rapport attire notre attention.

Convention des Nations Unies sur le génocide

La Convention des Nations Unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG) est le fondement des lois internationales et nationales sur le génocide. La loi est le produit d'un moment sociopolitique. Lors des réunions qui ont mené à la Convention sur le génocide, les délégués de nations coloniales comme l'Afrique du Sud, le Canada, les États-Unis, la Suède et la Nouvelle-Zélande ont voté contre l'inclusion du génocide culturel (article III) dans la Convention sur le génocide.

 

Les hypothèses coloniales et masculinistes sont évidentes dans le droit du génocide, tout comme la volonté politique des parties rédactrices de protéger leurs propres nations des accusations de génocide, d'où le retrait de l'article III du document final.

Malgré ces débuts, le droit évolue au fur et à mesure que les gens s'y engagent, et la jurisprudence sur le génocide a progressivement abordé certaines des limites de la CPRCG.

Par exemple, grâce à des décisions d'organisations telles que le Tribunal pénal international pour le Rwanda, les groupes protégés contre le génocide ont été élargis au-delà des conceptions étroites de l'ethnicité, de la nationalité, de la religion et de la race.

De plus, la mort sociale causée par les viols collectifs a été interprétée comme génocidaire.

Le rapport final de l'ENFFADA vise à apporter une lecture locale, genrée et autochtone de ces lois et de la façon dont les actions et omissions du Canada ont contribué à la mort de ces femmes.

Il s'agit là d'une contribution précieuse qui repousse les limites de la définition du génocide. Il faut toujours pousser la réflexion sur ce sujet.

Le génocide est un acte transgressif. Il bouleverse toutes les attentes, viole les normes sociales et ne cesse de muter pour prendre des formes nouvelles et surprenantes. Différentes lectures et interprétations du génocide sont nécessaires pour vraiment faire face aux nombreuses méthodes évolutives de destruction collective.

La ministre de l'Enseignement supérieur et de la Formation professionnelle Melanie Mark, première femme issue des Premières nations élue à l'Assemblée législative de la Colombie-Britannique et sa fille Makayla, 8 ans, écoutent les femmes autochtones répondre au rapport de l'ENFFADA, à Vancouver, le 3 juin 2019. THE CANADIAN PRESS/Darryl Dyck

Le génocide en tant que processus

De nombreux spécialistes du génocide considèrent le génocide comme un processus plutôt que comme un événement. Dans mon livre, This Benevolent Experiment : Indigenous Boarding Boarding Schools, Genocide, and Redress in Canada and the United States, je me concentre sur le « génocide culturel », bien que je traite le génocide culturel comme une technique de génocide plutôt que comme un type distinct.

Je dresse un tableau du développement des pensionnats autochtones en Amérique du Nord et je souligne la pratique des colons qui tentent d'assimiler les enfants par l'éducation .

Les pensionnats indiens peuvent être considérés comme faisant partie d'une série de réseaux qui fonctionnaient à tous les niveaux de la société, y compris aux échelons supérieurs, parmi les personnes influentes de l'élite sociale, mais aussi par l'intermédiaire des institutions gouvernementales et missionnaires ainsi que des enseignants individuels, des directeurs et des communautés. Il y avait une coordination complexe d'activités, d'habitudes, d'idéologies, de motifs et d'intentions qui visaient généralement à éliminer les peuples autochtones en tant que peuples distincts.

Ces couches d'actions destructrices peuvent être comparées à un maillage colonial construit pour piéger les peuples autochtones dans un projet d'assimilation. Mais le maillage est sujet aux accrocs et aux déchirures permettant l'émergence de résistance et subversion. Les autochtones ne sont pas passifs ; les parents refusent d'envoyer leurs enfants, les enfants s'enfuient et les communautés préservent parfois leur culture lorsque les conditions le permettent.

Impact sur la destruction des groupes

Le rapport de L'ENFFADA porte sur les résultats de ces processus et leurs effets sur les relations communautaires et familiales : les relations néfastes établies par le colonialisme, leur impact sur les relations intimes et quotidiennes au sein des groupes et la possibilité de meilleures relations dans l'avenir.

Cela exige davantage du droit du génocide et de la société canadienne pour s'attaquer aux torts causés par la répression coloniale et hétéro-patriarcale ayant mené à l'injustice dévoilée par l'ENFFADA .

Plutôt que de défendre fermement une conception étroite du génocide, il est temps d'exiger que ce concept fasse ce qu'il est censé faire : permettre à l'humain de prospérer à travers des relations collectives respectueuses.

The Conversation

Andrew Woolford, Professor, University of Manitoba

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

 « Voix de la SRC » est une série d’interventions écrites assurées par des membres de la Société royale du Canada. Les articles, rédigés par la nouvelle génération du leadership académique du Canada, apportent un regard opportun sur des sujets d’importance pour les Canadiens. Les opinions présentées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la Société royale du Canada.

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