Nous traversons la plus grave crise politique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
S’il y a quelque chose qui est cassé au sein de nos démocraties, c’est le lien de confiance qui a existé pendant les quatre-vingts dernières années entre les États-Unis et les pays s’identifiant à la civilisation dite occidentale. Cette nouvelle ère politique exigera un très haut niveau de mobilisation pour défendre les principes à la base même du droit international, de la protection des droits de la personne et des valeurs démocratiques.
L’arrivée au pouvoir de Trump et de ses acolytes doit sonner le rassemblement des esprits les plus éclairés, pour contrer l’avènement d’un monde sans règle où seuls les rapports de force dicteraient le cours de l’histoire et au sein duquel le principe démocratique serait bafoué.
En tant que spécialiste de la politique québécoise et canadienne et plus spécifiquement des études fédérales et des systèmes partisans, je crois que nous sommes confrontés à une situation inédite. Comment en est-on arrivé là ? Comment réagir face à une telle situation ?
Le silence des Démocrates
Au moment où les rapports de pouvoir sont en plein chambardement, il faut tout d’abord souligner le silence des démocrates américains.
Les anciens présidents démocrates Joe Biden, Bill Clinton et Barack Obama n’interviennent tout simplement pas dans les débats publics. Pourquoi se taisent-ils ? Qu’en est-il aussi des vingt-trois gouverneurs démocrates ? C’est le silence là aussi. Les Républicains ont la voie libre pour agir à leur guise.
Dans son livre Les routes de la la liberté, publié en anglais en 2024, Joseph Stiglitz,ancien professeur d’économie à l’Université Columbia (qui vient de se voir couper 400 millions de dollars d’aide fédérale par Trump) et Prix Nobel de l’Économie, rappelle qu’aux États-Unis, démocrates et républicains défendent tous les deux les principes à la base même du néolibéralisme.
Ces deux grandes familles politiques s’entendent lorsqu’il est question de dérégulation, de privatisation et de commerce international.
Lorsque les démocrates sont au pouvoir, de peur de perdre l’appui d’une majorité d’électeurs, ils se contentent de faire des changements souvent à la marge et conservent aux plus riches leurs privilèges. Cela a d’ailleurs valu à l’automne 2023 à la première administration Trump et à l’administration Biden des critiques acerbes du Comité des droits humains des Nations-Unies, qui y a vu de nombreux manquements aux droits humains de la part de ces deux administrations.
En somme, c’est la cupidité qui dicte les règles du jeu politique. Plus les démocrates se sont montrés conciliants avec le grand capital, plus ils ont contribué à donner de la crédibilité aux velléités républicaines. On glisse ainsi du règne des oligarques à celui des oligarques plus. C’est l’accumulation des richesses pour un nombre de plus en plus infime de personnes qui prévaut au détriment de l’ensemble de la population.
L’Organisation des Nations unies dénonce la situation
La sortie publique de trente-deux experts de l’Organisation des Nations unies (ONU), le 27 février, est un indice que ces bouleversements ne passent pas inaperçus. Dans une lettre ouverte, les signataires, qui proviennent d’horizons divers, constatent un assaut sans précédent contre les institutions internationales, la règle de droit, le principe du multilatéralisme et la souveraineté étatique.
Ils notent aussi des actions illégales en vue de mettre à mal le droit international et le respect de l’intégrité territoriale des États. La Charte des Nations-Unies interdit toute menace ou usage de la force pouvant menacer l’indépendance politique des États. Les experts relèvent la menace d’une prise de possession du canal de Panama, l’expulsion des Palestiniens de Gaza et la propriété de ce territoire et la prise de contrôle des ressources du Groenland « d’une façon ou d’une autre ». Ils précisent que chacune de ces actions est condamnable et doit cesser immédiatement, sinon c’est le régime démocratique de l’après-guerre qui est menacé de disparaître.
Tous les efforts réalisés dans le sillage de la Deuxième Guerre mondiale ne doivent pas être effacés par la cupidité d’acteurs qui ne souhaitent que leur enrichissement personnel aux dépens de ceux qui ont le plus besoin de l’aide de l’État.
Le devoir de résistance
Au moment où l’ordre mondial est menacé, il faut imaginer des actions responsables en vue de contrer les forces qui se mettent en place.
À l’image des experts des Nations-Unies, il importe de sensibiliser la population aux risques que la présidence Trump fait courir à la stabilité internationale. Plusieurs chefs d’État et de gouvernement, de même que le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, ont rapidement exprimé leur déception et leur incompréhension face à l’annonce faite de mettre fin au programme d’aide américaine USAID. Ces mêmes États devraient dès maintenant s’entendre pour mutualiser leurs ressources dans le but de combler ce vide. Cette aide est essentielle au bien-être des populations les plus fragiles et à la santé publique dans son ensemble.
Cette même mutualisation des ressources doit aussi pouvoir être reproduite dans divers secteurs d’activité touchant les réseaux d’information, la sécurité des États et de leurs populations, la protection des groupes en situation de fragilité et la liberté de la presse.
La tenue le 2 mars à Londres du sommet Securing our Future sur la sécurité constitue un pas très important dans le redéploiement de l’alliance atlantique. Les pays européens souhaitent désormais se doter d’une politique de défense commune avec l’appui de partenaires stratégiques, dont le Canada. Bien que toujours incontournables, les États-Unis font de moins en moins partie des grandes tractations pour la défense de l’Europe.
Le Canada et la troisième option
Le Canada n’a d’autre choix que de redéployer graduellement son économie sur une base est-ouest et diversifier ses sources d’importation et ses marchés d’exportation. L’Europe, l’Asie et les pays de l’Amérique du Sud sont les endroits les plus naturels vers lesquels se tourner alors que le partenaire américain est plus imprévisible que jamais.
L’idée de la troisième option, avancée par le gouvernement de Pierre Trudeau il y a déjà un demi-siècle, ne peut être plus d’actualité que maintenant.
En 1972, le secrétaire d’État aux Affaires extérieures Mitchell Sharp souhaitait réduire l’influence économique et culturelle des États-Unis sur le Canada. Il rejetait deux options : l’une, de maintenir le statu quo et l’autre, d’adopter une politique d’intégration plus étroite avec les États-Unis.
Il prônait plutôt une troisième option, qui permettrait le développement et le renforcement de l’économie canadienne et d’autres aspects ayant trait à la culture et à l’identité, tout en réduisant la vulnérabilité du pays. Le gouvernement Trudeau a alors proposé de miser davantage sur une économie canadienne axée est-ouest, et de se tourner vers l’Asie, en particulier vers la Chine.
Le Canada doit aujourd’hui diversifier ses partenaires pour garantir son développement économique et mettre le pays à l’abri de décisions arbitraires prises au gré des humeurs d’un président peu enclin à privilégier la voie diplomatique et à maintenir des relations basées sur la confiance.
Au moment où l’ordre mondial est mis à mal, il faut repenser les relations de pouvoir en dénonçant les tentatives d’intimidation d’États qui se voient comme des empires, et qui dévalorisent la souveraineté et l’intégrité territoriale.
Alain-G. Gagnon, Professeur titulaire, politique québécoise et canadienne, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
