Comprendre la laïcité au Québec: de quoi en perdre son latin!
Le premier ministre du Québec, François Legault, à l'Assemblée nationale, devant le crucifix dont il a annoncé le retrait. Le Québec est à la fois la province la plus homogène d’un point de vue religieux et la plus détachée de sa culture religieuse. La Presse Canadienne/Jacques Boissinot Jean-Philippe Warren, Concordia University
Le gouvernement de la CAQ vient d’annoncer un projet de loi pour assurer, selon ses prétentions, la laïcité de l’État. Face à cette décision controversée, la majorité de Canadiens en dehors du Québec hésitent entre une réaction d’incrédulité ou de colère.
Pour qui cherche à comprendre le débat sur la laïcité au Québec, deux faits doivent, entre autres, être pris en compte (je laisse l’exploration des autres facteurs pour un autre article).
D’une part, cette province est la plus homogène au Canada d’un point de vue religieux. Les trois-quarts (74%) des personnes qui y habitent peuvent être classées comme catholiques, selon les données du recensement de 2011.
D’autre part, la pratique religieuse connaît un déclin rapide au Québec.
La combinaison de ces deux faits singuliers éclaire pourquoi les Québécois sont si attachés à une version « fermée » de la laïcité.
Culture québécoise, culture catholique
Les Québécois ne sont pas habitués à la diversité religieuse. La situation est particulièrement accentuée à l’extérieur de Montréal.
À Rimouski, par exemple, la population totale est de 148 000 habitants et l’Église catholique compterait 144 000 fidèles potentiels, soit 97,3 % de la population. À Trois-Rivières, la population totale est de 193 661, dont 97,5% peuvent être identifiés comme catholiques. À Québec, 917 000 personnes sont catholiques ou d'héritage catholique sur une population totale de 1 149 000 habitants, soit 93,6 % de la population de la ville. À titre de comparaison, les catholiques forment le plus important groupe religieux de la ville de Toronto, mais ils représentent moins du tiers des citadins.
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Les personnes d'héritage catholique, qui sont une minorité dans les autres grandes agglomérations canadiennes, ne sont pas loin d’occuper tout le terrain dans les différentes régions du Québec. Le résultat de cette domination, c’est que plusieurs en viennent à confondre la culture québécoise et la culture catholique. Ils regardent les expressions religieuses non-catholiques comme des réalités étrangères à l’identité québécoise.
L'ancien maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, est un bon exemple de cette confusion. S’en prenant à Djemila Benhabib, une candidate aux élections de 2014, il s’était emporté : « Je n'aime pas que ces gens-là (sous-entendu les immigrants) arrivent ici pis établissent leurs règles. Qu'on aille toucher à leurs règles pour le fun… »
Celui qui était maire à l'époque déclarait bien entendu apprécier l’apport des immigrants, mais, précisait-il, « en autant qu'ils se marient à notre culture ». Or, pour lui, il était clair que la culture canadienne-française était indissociable de l’héritage catholique. « Notre culture du Québec, nous autres, là, notre drapeau du Québec, là, elle (Benhabib) le sait-tu que c'est la croix chrétienne qu'il y a là-dessus ? », tonnait le maire Tremblay.
Effondrement de la pratique
L’autre donnée fondamentale, c’est que les Québécois d'héritage catholique sont de moins en moins pratiquants et de moins en moins croyants. Depuis une cinquantaine d’années, la pratique religieuse des baptisés catholiques québécois francophones a chuté à des bas historiques. Aujourd’hui, à peine 5% d’entre eux déclarent pratiquer régulièrement, alors que la proportion frisait les 100% en 1960!
La culture catholique est aussi fortement ébranlée. On assiste à un véritable mouvement d’acculturation du catholicisme. Près de la moitié des Québécois affirme qu’il faut d’abord croire « à sa façon ». La moitié déclare que Jésus est un « homme ordinaire ». On ne sait même plus ce qu’est la fête de Pâques. Les grands rites (baptêmes, mariages, enterrements) tendent à prendre des formes profanes.
En 2014, dans un sondage Radio-Canada/CROP, seulement 32 % des répondants affirmaient être catholiques parce qu'ils avaient la foi. Une majorité des autres disaient l'être parce qu'ils avaient été baptisés ou parce que leurs parents étaient catholiques. Résultat: selon la façon que l'on a de poser la question, le nombre de Québécois (surtout chez les jeunes) qui s'identifient comme catholiques décroît rapidement depuis quelques années: ils étaient 83% en 2001, 75% en 2011 et 60% en 2014.
Aujourd’hui, moins de la moitié des Québécois (incluant ici les non-francophones et les non-catholiques) estiment que leurs croyances religieuses sont importantes. Ils n’ont donc aucun mal à penser que l’État, voire toute la société, devraient être libérés du poids du religieux. Comme la religion ne compte pas pour eux, ils s’imaginent qu’elle ne devrait pas compter pour les autres.
Jouer sur les deux tableaux
Le portrait général est saisissant : le Québec est à la fois la province la plus homogène d’un point de vue religieux et la plus détachée de sa culture religieuse.
Il ressemble quelque part, sur ce point, à la France. En 2010, en effet, 64 % des Français se déclaraient catholiques, mais parmi ceux-ci 57 % n’assistaient pas à la messe dominicale. En d’autres termes, les catholiques qui allaient à la messe ne représentaient que 4,5 % de la population française (alors qu’ils étaient 27 % en 1952).
La situation du Québec explique une partie du débat sur la laïcité (comme elle l’explique aussi en partie en France). Tandis que l’homogénéité religieuse des Québécois fait paraître comme étranger toute personne qui s’écarte de la norme catholique, l’acculturation religieuse rend les individus d’héritage catholique méfiant de ceux qui revendiquent des droits au nom de leur religion.
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Dans un cas comme dans l’autre, les non-catholiques sont rejetés : soit parce qu’ils ne sont pas catholiques (nonobstant le fait qu’ils soient religieux), soit parce qu’ils sont religieux (nonobstant le fait qu’ils soient chrétiens).
La laïcité à la québécoise joue sur ces deux tableaux : elle célèbre l’histoire des descendants des Canadiens français, tout en souhaitant effacer le plus possible les manifestations du religieux dans l’espace politique.
L'exemple du crucifix à l'Assemblée nationale est probant: dans la foulée du projet de loi sur la laïcité, le gouvernement Legault a annoncé qu'il serait enlevé. Mais un sondage publié ce matin révèle que 63% des citoyens croient que « les croix et autres symboles religieux qui ornent les institutions publiques devraient rester à leur place car ils font partie du patrimoine ».
Les Canadiens du reste du pays ont raison d’avoir de la difficulté à s’y retrouver : il ne leur viendrait pas à l’idée d’amalgamer une confession religieuse (disons l’anglicanisme) et l’identité canadienne. De plus, étant des pratiquants et des croyants eux-mêmes, ils ne comprennent pas qu’on puisse ravaler toute expression religieuse personnelle à du prosélytisme.
C’est ainsi qu’encore une fois, on assiste à la reprise de la pièce ancienne des deux solitudes. Mais, dans le cas présent, peut-on blâmer les Canadiens hors Québec d’y perdre leur flegme et… leur latin?
Jean-Philippe Warren, Professor, Concordia University
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
"Voices of the RSC” is a series of written interventions from Members of the Royal Society of Canada. The articles provide timely looks at matters of importance to Canadians, expressed by the emerging generation of Canada’s academic leadership. Opinions presented are those of the author(s), and do not necessarily reflect the views of the Royal Society of Canada.